au

Pour que l'oubli ne se creuse au long des tombes closes,

Pour qu'ils ne soient pas morts, pour une chose morte.

18701006 - Décret N° 121

1871 - Ministère de la guerre. République française. Décrets, arrêtés et décisions de la délégation du gouvernement de la défense nationale hors de Paris.

 

18701007 - Décret N° 122

1871 - Ministère de la guerre. République française. Décrets, arrêtés et décisions de la délégation du gouvernement de la défense nationale hors de Paris.

 

18701008 - Mutations

Gazette nationale ou le Moniteur universel, 15 octobre 1870

 

18701010 - Mutation

Gazette nationale ou le Moniteur universel, 15 octobre 1870

 

18701011 - 00 - Combat d'Orléans

 

18701011 - 01 - Combat d'Orléans

1871 - Combat d'Orléans, 11 octobre 1870 - Boucher, Auguste (1837-1910)

 

J'ai pour garants de ce récit le rapport du lieutenant-colonel de Jouffroy, qui eut sous ses ordres, le 11 octobre, la 1re brigade de la 2e division du XVe corps ; les renseignements du chef de bataillon P. de Morancy, qui prit le commandement du 5e bataillon de la Légion étrangère, après la mort du CBA Arago, et avec qui j'ai revisité le champ de bataille pas à pas ; les notes dictées, le lendemain du combat, parle commandant Antonini, du 8e bataillon de marche des chasseurs à pied ; une note laissée à M. Frot, ingénieur de la marine, par le commandant d'artillerie Tricoche ; les souvenirs de beaucoup d'officiers soignés dans les ambulances d'Orléans, et notamment ceux de M. Gaillard, capitaine au 3e bataillon du 39e de ligne, et de M. Hahn, lieutenant au 27e de marche ; les aveux des Bavarois, leurs dépêches officielles et en particulier la narration de la Gazette allemande, faite par l'aumônier de la 2e division bavaroise, l'abbé Gross ; enfin tous les témoignages qu'on pouvait obtenir soit à Orléans, soit sur le lieu du combat, quand on n'a rien négligé pour y trouver la vérité, cherchée patiemment avec un contrôle sévère et minutieux.

 

*

*  *

 

La bataille était dès lors dans Orléans. Les canons bavarois bombardèrent bientôt les Aydes et le faubourg Bannier. De l'endroit où se rencontrent les routes de Chartres et de Paris, près de l'église nommée la Chapelle-Vieille, on voyait les fantassins ennemis qui se glissaient le long des arbres et dans les fossés. Un feu terrible éclata sur eux : la légion étrangère était là.

Étrange histoire que celle de toutes les vies que, devant les murs d'Orléans, la légion étrangère venait donner à la France, comme à une patrie préférée !

Ces hommes intrépides, qui nous défendaient alors, ils étaient nés sur toutes les terres du monde : beaucoup parlaient à peine la langue du pays pour lequel ils répandaient leur sang. Gens de cœur et gens d'aventure, exilés, déserteurs ou désœuvrés, tous étaient soldats avec passion ou par métier. Quelques-uns, c'était la haine de nos ennemis qui les avait attirés ; d'autres, c'était l'honneur de nos armes, l'orgueil d'entrer dans les rangs d'un peuple fameux à la guerre.

Autrichiens, Suisses, Belges, Valaques, Espagnols, Italiens, enfants de toutes les nations, se battaient comme des Français pour la glorieuse et pauvre France.

Les Polonais étaient nombreux dans le 5e bataillon : sur les huit compagnies, ils avaient cinq officiers. Un Hollandais, le jeune comte de Limburg-Stirum, était revenu d'Amérique pour se battre dans la légion contre les Prussiens. Un prince serbe, Karageorgewitch, y était sous-lieutenant. Un Chinois y servait : il avait gagné les galons de sergent sur les champs de bataille. Quels qu'ils fussent, tous suivaient avec amour le drapeau de la France ; et j'ai hâte de le dire, pour rendre hommage à leurs morts, ils ont été dignes de lutter et de tomber, dans une si noble défaite, sous les plis d'un drapeau si longtemps victorieux !..

*

*  *

Le matin, le 5e bataillon de la légion étrangère était arrivé de Bourges. On aurait dû l'envoyer sans retard au bout du faubourg : il eût pu ainsi prendre mieux ses positions, étudier le terrain et s'y fortifier.

Loin qu'on y songeât, le commandant Arago ne reçut ni avis ni ordre. De la gare d'Orléans le bataillon vint camper sur le boulevard Rocheplatte. Les soldats faisaient la soupe et le café à côté du 39e de ligne, quand, à onze heures et demie, survint un officier d'état-major : « Partez, dit-il au lieutenant-colonel de Jouffroy, allez sur la route de Paris jusqu'à la rencontre de l'ennemi. » C'est avec cette précision qu'on enseignait à ces braves le chemin du combat et ce qu'il fallait y faire ! Le 39e partit. Quelques instants après, la légion étrangère quitte elle-même le campement, renversant ses marmites et abandonnant ses bagages : elle court à la bataille, et quand elle voit passer son commandant le long de ses lignes, elle le salue de ses acclamations affectueuses. Elle le salue : lui, il allait mourir tout à l'heure.

Sur le point d'entrer dans le faubourg Bannier, les soldats de la légion rencontrèrent un général, au coin du boulevard. L'un d'entre eux s'avance d'un pas vers lui : « Mon général, s'écrie-t-il en agitant son képi : nous allons mourir pour la patrie ! Vive la France ! » Et le bataillon crie d'une seule et même voix : « Vive la France. » Ah ! ce noble cri fait tressaillir nos entrailles, à nous Français, qui tenons de nos mères elles-mêmes l'honneur de pouvoir le pousser devant le monde et la Prusse. Mais combien il est plus touchant encore sur les lèvres de ces étrangers qui s'en vont périr pour la France, afin qu'elle vive avec toute sa gloire et toute sa force !

A la grille de l'octroi on aperçut le général de Lamotterouge à cheval, et sa calèche à côté. On ne le revit pas.

*

*  *

En remontant vers l'extrémité des Aydes, plusieurs compagnies se détachent du bataillon : la première, commandée par le capitaine Latapie, se dirige vers les Aubrais ; une partie de la troisième franchit un fossé sur la droite de la route : le lieutenant Brasseur (1) s'embusque avec elle derrière les haies et le moulin Porteau. De là les soldats tirent sur les Bavarois qui commencent à paraître. Déjà les obus pleuvaient de toutes parts dans la rue. Près de la Chapelle-Neuve, les trois officiers de la deuxième compagnie avaient été tués presque en même temps (2). Le bataillon n'en avait pas moins couru en avant. Arrivé à la place de la Bascule, endroit où se bifurquent aux Aydes les routes de Paris et de Chartres, il s'était divisé pour occuper ces deux routes. Ce fut là que de toute la journée la lutte fut la plus meurtrière.

 

Nous l'avons dit, il était alors deux heures. Les Bavarois sans doute croyaient à un triomphe facile et prochain ; mais le combat allait devenir terrible et durer jusqu'à la nuit.

Le commandant Arago n'avait point d'ordres. Pour lui et ses officiers, il ne s'agissait que de tenir là, d'arrêter l'ennemi et de se faire tuer. Il était homme à comprendre son devoir. A pied, debout au milieu de la chaussée, une canne à la main, fumant sa cigarette, il paraissait tranquille sous les balles et les boulets qui convergeaient et s'engouffraient, pour ainsi dire, dans la rue. Mais sur son pâle visage, ceux de ses officiers qui le connaissaient bien devinaient l'amère tristesse qu'il éprouvait à voir, abandonnés devant l'ennemi, tous ces hommes dont beaucoup déjà couvraient autour de lui la rue de leurs cadavres. Il se tordait les moustaches : il était inquiet. Cependant les soldats l'entendaient crier : « Courage, mes amis ! En avant ! » Ils l'apercevaient fier et bravant la mort ; souvent ils allaient lui dire : « Mon commandant, prenez garde à vous ! » On l'engageait à se rapprocher des murs.

Arago écoutait, remerciait d'un geste et restait à sa place, suivant du regard et l'ennemi et ses troupes.

Le feu était épouvantable. Les soldats de la légion se tenaient la plupart le long des maisons : ils armaient leur fusil, s'avançaient sur la voie et tiraient.

Beaucoup étaient couchés ; d'autres à genoux. Pas un qui tremblât. Dans cette guerre de rue il y eut des prodiges de dextérité et d'audace. Un sergent de la Légion étrangère, homme d'un sang-froid extraordinaire et le plus habile tireur du régiment, s'était posté derrière une lucarne qui regardait l'ennemi : de là il visait comme à la cible, il choisissait celui qu'il voulait tuer, et tandis qu'on les comptait à côté de lui, il en abattait quatre-vingts sur la route et devant les Aydes ; effroyable puissance de son arme et de son coup d’œil (3) ! Un soldat (4) qui se tient derrière un tas de planches et de poutres, dans la cour d'un charron, ne tire pendant une heure que sur ceux qui s'avancent isolément : il n'en laisse pas un seul faire un pas de plus ; et quand les Bavarois, jugeant impossible en ce moment de pénétrer à travers tant de balles si sûrement lancées, essaient d'entrer par la rue de Fleury, notre soldat les a suivis : il veut rester face à face avec eux. Appuyé sur des roues, derrière une haie, il continua longtemps la fusillade avec la même adresse, jusqu'à ce que, blessé au pied, il tomba et fut jeté par une fenêtre chez un habitant qui le soigna et le guérit. Des chasseurs du 5e s'étaient mêlés à la légion dans le désordre de la bataille. L'un était monté dans les branches d'un large noyer, à quelques pas de la Chapelle-Vieille, au bord de la route de Chartres. Caché dans l'arbre, il envoyait la mort de ce vert feuillage où le matin sans doute les oiseaux chantaient. Il tournait à droite et à gauche son adroit fusil, tuant ou blessant douze ennemis en moins d'une heure. Un autre chasseur a remarqué, sur un des côtés du même chemin, une excavation qui ressemble à une fosse : il va s'y embusquer. Une balle l'abat.

Un second accourt, car la place est bonne. Il relève un peu son camarade; à la hâte il le met en travers devant lui, et ce corps encore chaud devient son rempart. Il tire de là comme à coup sûr. Furieux de leurs pertes, cinquante ennemis le visent à la fois. A son tour le voilà renversé. Mais, admirable obstination de l'héroïsme ! ce trou rempli de sang, qui porte un cadavre au rebord, un cadavre dans sa profondeur, on dirait qu'il attire ces soldats avides de se battre : ils n'y aperçoivent point la mort ; ils n'y voient qu'un avant-poste d'où l'on peut tuer des ennemis. Un troisième vient donc s'y établir, mieux protégé par les deux hommes qui le couvrent qu'ils ne l'avaient été eux-mêmes : plus longtemps qu'eux il tire sur les Bavarois ; mais à la fin, lui aussi tombe et expire. Ce ne fut pas le dernier. Un quatrième s'y précipite, s'abrite derrière cette barrière de cadavres, se bat avec la même ardeur, appuyant son fusil sur les morts, et se fait tuer à la même place. On les trouva tous quatre l'un sur l'autre, étendus dans le même repos, victimes du même sacrifice. Comment se nommaient-ils, ces braves ? Dieu seul le sait. Nous n'avons gardé d'eux que le souvenir de cette sublime énergie.

Le combat était donc acharné en cet endroit. Sur la rue et dans les environs, ce n'étaient que soldats gisant sur la terre. Dans les champs et auprès de leurs maisons, des paysans avaient le sort des combattants.

Mais, au milieu de ce feu effroyable, les habitants dés Aydes montraient une charité hardie : l'instituteur, des jeunes gens et même des femmes allaient ramasser les blessés, en rampant au bord du chemin ou à travers les ceps de vignes. Noble dévouement dont la fortune ne devait pas les récompenser, car, avec le soir, commença pour beaucoup d'entre eux un irréparable désastre.

 

(1) Officier autrichien et fils d'un général, le lieutenant Brasseur avait profité d'un congé pour s'engager au service de la France, dès le commencement de la guerre.

(2) CNE CHARNAUX - SLT PACKOWSKI - SLT YUNG

(3) Si peu croyable qu'on le trouve, ce fait est vrai pourtant. Le lendemain du combat, on en parlait dans l'armée du général de Lamotterouge, comme d'une histoire merveilleuse sans doute, mais réelle et tout à fait digne de foi. Quand le lieutenant-colonel de Jouffroy vint-à Tours, il raconta cet épisode à M. Thiers, pour lui donner une idée du chassepot manié par un tel homme: il en attestait la vérité après informations. Un ami de M. Thiers, notre concitoyen, M. de Lacombe, assistait à cet entretien; c'est lui qui m'a rapporté ce trait.

(4) Ce soldat, belge de naissance, s'appelait Joseph Feront : il était de la légion étrangère. A l'heure où l'on imprimait ces pages, nous avons appris que, le lendemain de la bataille de Coulmiers, il était allé à Chevilly, et qu'à lui seul et d'un coup il y avait fait treize prisonniers qu'il ramena ici. Au 4 décembre, on le retrouve à Artenay, blessé. Il fut alors conduit à Bourges. La guerre l'a épargné: il travaille aujourd'hui à Lille.

18701011 - 02 - Combat d'Orléans

1871 - Combat d'Orléans, 11 octobre 1870 - Boucher, Auguste (1837-1910)

 

 

Il était trois heures. Aux Aydes, l'ennemi n'avançait pas. C'est vers ce moment que mourut le commandant Arago. Il se trouvait en face d'une maison qui porte le n° 423.

Comme son clairon sonnait près du mur et s'y appuyait, voulant donner un ordre, lui crie : « Assez ! » Le clairon n'entendit point.

Arago fit trois pas vers lui en répétant: « Assez ! »

Au moment où il le touchait de la main, une balle vint le frapper au cou : il tomba roide. Ses soldats le ramassent et le portent, en pleurant, chez le boucher Blain qui le reçoit sur son lit. Le commandant Arago était déjà inanimé. Tous ceux qui le virent au combat ont regretté en lui un héros, et la France dira qu'il a honoré le grand nom qu'il portait.

 

 

Pendant qu'au centre la légion étrangère soutenait l'assaut des Bavarois, que se passait-il aux ailes de la petite armée ?

*

*  *

Sur la gauche, le lieutenant-colonel de Jouffroy avait longtemps tenu tête à ses nombreux adversaires.

Le 5e chasseurs (compagnies du 4e et du 16e) avait lutté avec vigueur, appuyé par le 39e de ligne, au château des Bordes et dans les vignobles d'alentour.

Aux Bordes, cent vingt-cinq (1) chasseurs environ soutinrent un siège où presque tous tombèrent sous les coups de l'ennemi. La plupart étaient de jeunes soldats qui ne connaissaient leur drapeau que de quelques mois à peine. Ils étaient venus aux Bordes, dans la matinée, préparer la résistance ; puis, les créneaux faits et les postes choisis dans le bois, dans la maison et aux abords, ils avaient attendu avec autant de gaîté que de résolution. Combien sont venus mourir ou se traîner tout sanglants près de ce billard où ils jouaient tout à l'heure ! Combien étaient étendus, le soir, dans ce petit jardin où ils avaient tant ri ! Ils se battirent avec une rare vaillance. Longtemps l'ennemi ne put approcher ; pendant plus de deux heures ils le décimèrent dans la plaine, du haut du monticule où s'élèvent les Bordes. M. de Tann irrité concentra sur cette maison de campagne, devenue comme une redoute, le feu de trente canons ensemble ; plus de cinq cents obus furent lancés ; et encore, quand les Bavarois eurent pu s'avancer à la faveur de leur artillerie, ils trouvèrent  assez de défenseurs aux Bordes pour les obliger à l'assaut.

Malheureusement ces héroïques combats n'étaient plus que des exploits isolés ou impuissants. A quatre heures, nos canons s'en allèrent pour rejoindre les troupes en retraite au-delà du fleuve. Les Bavarois s'étaient rapprochés d'Orléans. Tandis qu'ils faisaient pleuvoir des obus sur la rue du faubourg, au milieu de nos soldats, ils en envoyaient déjà dans la ville, d'un champ que les gens du pays appellent les Six-Moutons, entre Saran et la Montjoie (2).

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*  *

Déjà la division de von Wittich et la cavalerie ennemie descendaient vers le faubourg Saint-Jean ; des fantassins bavarois et prussiens prenaient à revers le faubourg Bannier ; malgré la résistance de nos soldats, déjà ils apparaissaient à l'entrée des rues transversales à celle du faubourg. Ils seront aux portes mêmes de la ville, avant qu'au centre et à la droite les Français aient quitté leurs positions.

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*  *

Aux Aubrais, nos forces avaient diminué ; car, vers deux heures, on avait rappelé le troisième bataillon de la Nièvre pour passer la Loire ; mais la bravoure suppléait au nombre : les mobiles se battaient « comme des lions, » a dit d'eux le lieutenant-colonel de Jouffroy ; or, ils avaient vu le feu pour la première fois, la veille, au combat d'Artenay. Les soldats du capitaine Latapie (première compagnie du 5e bataillon de la légion) les animaient de leur exemple. Placés dans les maisons, aux rebords du pont qui surmonte le chemin de fer en face des Aubrais, derrière les clôtures ou les haies, de chaque arbre et de chaque vigne, c'était un feu incessant, et ils en accablaient l'ennemi.

Avec ses chasseurs, le capitaine Fouinault (8e bataillon de marche) avait arrêté les Bavarois arrivés en masse à la gare des Aubrais. Leur nombre s'accroissait toujours, et leurs mouvements parurent inquiétants vers trois heures et demie. Le commandant Antonini rallie alors une soixantaine d'hommes de la légion et des Nivernais, et avec ses chasseurs tente une attaque sur les Aubrais. Les soldats y couraient avec un fougueux élan, quand tout à coup on entendit des cris qui partaient du pont. Cent cinquante Bavarois l'occupaient : comme ils lèvent la crosse en l'air, on croit qu'ils veulent se rendre.

Le commandant Antonini se fait enlever par deux de ses soldats et jeter par dessus la haie qui borde la voie : il roule sur le talus, se relève et voit près de lui deux de ses officiers ; un clairon arrive, puis des chasseurs et des hommes de la légion.

Ils s'avancent confiants vers les Bavarois ; mais aussitôt une décharge éclate : le capitaine Fouinault est blessé, le clairon a la jambe brisée, trois hommes sont tués. Un acte si déloyal indigne nos soldats ; ils se précipitent vers le pont, tandis que leurs camarades tirent des champs voisins. L'ennemi s'enfuit dans la gare des Aubrais. Autour du gazomètre tout le terrain est reconquis. Treize blessés, dont un major, restent aux mains des Français ; vingt Bavarois sont faits prisonniers ; le colonel de leur régiment git mourant sur le sol avec plusieurs de ses officiers. L'ennemi reculait donc sur ce point : avec des canons et des renforts, on eût vaincu les Bavarois à leur aile gauche.

Près de la légion, à la droite du faubourg, le 3e bataillon du 39e faisait noblement son devoir, commandé par des officiers qui donnaient tous les exemples du courage et de l'habileté (3). Deux compagnies perdaient presque la moitié des leurs. Mais ceux qui mouraient étaient vengés. Adossé au pied d'un des ponts qui traversent le chemin de fer, un vieux troupier, nommé Fresne, envoyait quatre-vingt dix balles à l'ennemi qui passait à deux cents pas, et presque toutes frappaient sûrement (4). Non loin de là, les soldats de la 3e compagnie voyaient leur lieutenant, de Mibielle, qui se relevait, pour les commander, d'un évanouissement d'abord semblable à la mort. Blessé à la tête, il n'avait plus pour face qu'une horrible tache de sang: le visage avait disparu ; on n'y distinguait que les yeux qui s'ouvraient étincelants de passion, et que la bouche qui s'agitait pour commander. Mais, dans ces ordres, énergiquement donnés, on sentait toute son âme, une âme intrépide et tranquille. C'était hideux et beau...

*

*  *

La légion étrangère se battait toujours à la hauteur des Aydes. Les habitants les voyaient de leurs fenêtres courir le long des trottoirs, agiles, prompts, furieux, sans cesse déchargeant leurs fusils. Un officier énergique et intelligent, le capitaine de Morancy, avait pris le commandement ; un homme au brillant courage,

M. de Villeneuve, l'adjudant-major du bataillon, l'aidait à soutenir sous le feu la constance des soldats.

Du haut du clocher de la Chapelle-Vieille où quelques uns étaient montés, on tirait sur l'ennemi : vers cinq heures, le lieutenant Brasseur aperçut de là toute la campagne couverte au loin de troupes qui marchaient en ligne serrée, achevant leur mouvement tournant autour du faubourg Bannier. Il descend aussitôt avec le sous-lieutenant Podtkowinski ; il court ouvrir la porte de l'église ; mais l'édifice est cerné, on les fait prisonniers. Les Bavarois pénétraient dans le faubourg ; ils avaient emporté les premières maisons, vraies forteresses pour les soldats qui s'y étaient retranchés.

Exaltés jusqu'à la rage après l'assaut meurtrier qu'il avait fallu y livrer, les Bavarois mettent le feu à ces maisons (5) ; et pendant que la flamme luit, on en voit qui s'arrêtent autour de l'incendie pour former des rondes et danser avec des cris sauvages.

Cependant la retraite sonne au loin, en arrière.

M. de Morancy écoute : c'est bien la retraite ; il faut obéir. La légion décimée se retire pas à pas, en combattant.

Elle s'attache aux murailles, elle s'enfonce aux embrasures des portes, elle s'arrête aux angles, elle se cache derrière les volets, tirant toujours, et toujours maintenant les Bavarois à distance. Par les chemins qui aboutissent à celui que la légion parcourt, les balles sifflent quand on passe. Les Bavarois, maitres de ce côté du faubourg, arrivent par là. Sur cette longue rue rougie de son sang, la légion lutte encore une heure et demie. A mesure qu'ils gagnaient un peu de terrain, les Bavarois s'abritaient à leur tour dans les maisons, pour tirer des fenêtres. Ils étaient effrayés du nombre des morts et des blessés qu'ils voyaient tomber dans leurs rangs. Quant à nos soldats, ils avaient dans la retraite un courage aussi ardent qu'ils l'auraient eu à un assaut. Ici un seul chasseur s'est arrêté : il s'abrite au coin de la venelle dite venelle à Cartreau, décharge vingt-deux coups de feu, atteint dix ennemis et tombe, les deux cuisses coupées par un obus.

Au même instant et presque en face, deux soldats de la légion étrangère, presque mourants, entraient dans une maison pour réclamer des soins : l'un avait une jambe fracassée ; l'autre avait été frappé d'une balle à la tête, et le sang ruisselait sur sa poitrine et ses épaules. Près de s'asseoir sur la chaise qu'on lui tend, le premier tressaille et se redresse au bruit de la fusillade : « Il faut que j'en tue un encore ! » s'écrie-t-il ; il se traîne vers le treillage qui protège la devanture de la boutique où il est ; son camarade le suit, et tous deux épuisent leurs cartouches sur l'ennemi placé devant eux, presque à sept ou huit pas. Mille épisodes de ce genre marquèrent le combat depuis les Aydes jusqu'au faubourg Bannier ; on se défendait avec cette fureur opiniâtre, avec ce noble oubli de la vie. La légion finit par atteindre la grille de l'octroi. Ce n'était qu'une poignée d'hommes qui s'y groupèrent autour de M. de Morancy. La grille fermée, on tire à travers les barreaux, et les Bavarois, à leur tour enserrés dans la rue, tombent par centaines sous les chassepots. On ne veut pas les laisser entrer ; on se défend avec désespoir. Pour protéger sa droite, M. de Morancy envoie cent cinquante hommes au petit bois des Acacias, qui se trouve non loin de là sur un monticule. A la grille se sont rassemblés tous ceux qui survivaient au combat. Des turcos, la veille menés à Artenay, étaient accourus on ne sait d'où ; soldats de ligne, zouaves, chasseurs (6) et légion étrangère, tous également vaillants, se battaient avec une fraternelle émulation, obéissant aux mêmes chefs et au même courage.

*

*  *

A la gauche de cette faible et vaillante armée, la résistance durait encore.

Depuis deux heures et demie, en effet, le 3e bataillon du 27e défendait Orléans, au-dessous de Saint-Jean-de-la-Ruelle, sur la voie ferrée qui mène à Tours.

Arrivés de Saran à cet endroit, les soldats, haletants de faim, de soif et de fatigue, avaient entendu passer dans leurs rangs éclaircis cet ordre qui leur annonçait un nouveau combat : « Arrêtez-vous derrière le remblai ! » Le chef d'état-major du 15e corps, le colonel Borel, les mène près d'un pont en pierre qui surmonte la voie et qu'avoisine un moulin ; les trois premières compagnies se postent à la droite du pont et dans le moulin ; les autres à la gauche (7). Bientôt, les obus prussiens frappent le moulin, mais on n'aperçoit pas encore l'ennemi. Le 27e attend ; et cette attente, qui le tient à son poste sous les boulets, elle s'écoule au bruit des clairons qui, pendant plus d'une heure, sonnent la retraite de tous côtés. Aucun ordre n'était venu, et les officiers ignoraient eux-mêmes la position où ils se trouvaient alors. Vers quatre heures (8), 150 chasseurs du 16e bataillon, conduits par le capitaine Salaun et le sous-lieutenant Poilus, se présentent et se joignent au 27e. A peine avaient-ils pris place sur la voie, qu'enfin l'ennemi se montre et commence la fusillade à sept cents mètres. Chacun de nos soldats avait encore quarante cartouches. « Qu'on les utilise ! qu'on tire à coup sûr ! » crient les officiers à leurs hommes impatients. Tout à coup, le feu des Bavarois a cessé. A trois ou quatre cents pas, on voit des soldats qui sortent de derrière les murs d'une ferme.

Ils s'avancent avec hésitation ; ils agitent les bras en signe de détresse et de fraternité, comme pour inviter à ne pas tirer. L'un d'eux porte même un mouchoir blanc au bout d'un fusil. Les officiers français ne les reconnaissent pas d'abord; on les prend pour des chasseurs qui ont quitté leur embuscade et qui veulent se rallier. Le feu des Français cesse donc aussi.

Cependant, le nombre des hommes qui s'approchent se multiplie de plus en plus : ils font timidement quelques pas, agitent les bras de nouveau et avancent encore. Seraient-ce des ennemis ? A ce moment, un officier d'état-major, le lieutenant d'Entragues, descendait de la campagne où il semblait s'être égaré. Il regarde, soupçonne une ruse, et lance son cheval droit à ces hommes que leurs gestes pacifiques comme leur costume ne permettent pas de bien distinguer.

Bientôt M. d'Entragues les a reconnus : ce sont des Bavarois. Un officier décharge sur lui son revolver ; il tourne bride, poursuivi par mille balles, sans être atteint par aucune. Les Français, à leur tour, dirigent sur ces traîtres un feu terrible ; les Bavarois tombent en grand nombre, et le reste s'enfuit vers les bois. Le jour baissait, et les munitions avaient beaucoup diminué. On répartit également entre les soldats les cartouches qui restent ; il est décidé qu'on ne quittera pas le terrain tant qu'on pourra s'y tenir. Les Bavarois, pourtant, veulent forcer le passage.

Les voici qui forment un vaste demi-cercle autour de leurs adversaires : d'un côté, la ligne s'étend à deux kilomètres ; de l'autre, retentissent de longs hurrahs : on aurait dit une battue. En même temps des canons prussiens apparaissent sur le chemin de fer, à la gauche des Français. Comment résister plus longtemps ? Le capitaine de chasseurs demande qu'on se jette sur l'ennemi à corps perdu et à la baïonnette. Les officiers délibèrent un moment : ils décident, pour n'être pas cernés, de faire une décharge générale et de battre en retraite à travers vignes et jardins, en brûlant les dernières cartouches. Les Bavarois reculèrent une fois encore sous les balles, et nos soldats commencèrent à se replier lentement de champ en champ, de maison en maison, semant de leurs corps (9) le chemin de la retraite, tandis que les obus de l'ennemi les accompagnaient.

C'est presque dans l'obscurité qu'ils arrivèrent à la ville par la rue des Murlins (10).

 

 

(1) De ces chasseurs, soixante-quinze étaient du 16e bataillon ; les autres appartenaient au 4e bataillon. Parmi les braves officiers qui les commandaient, nous regrettons de ne connaître que le nom du sous-lieutenant Henriet.

(2) Quand on se place à cet endroit, on remarque que le clocher de Saint-Paterne est le point le plus distinct dont l'ennemi ait la vue, au milieu de l'horizon confus qui se déploie devant lui. En donnant cette direction à ses boulets, il frappait la ville au centre, et c'est ainsi dirigés que ses cent trente à cent quarante obus vinrent tomber le long des boulevards, de la rue Bannier, de la rue Gourville, jusqu'au Martroi et au Lycée. Ajoutons que, quand M. de Tann bombarda Orléans, il savait fort bien qu'il dévastait une ville ouverte. Aucun coup de feu n'avait pu en partir encore pour atteindre ses soldats : il n'a donc l'excuse d'aucune provocation. S'il a bombardé sans sommation préalable, n'est-ce pas qu'à Orléans comme ailleurs, les Prussiens s'étaient fait une règle, en dépit des lois habituelles dela guerre, de produire la terreur par la destruction, par la violence de leurs coups et la soudaineté de leurs attaques ?

(3) Voici les noms des officiers par qui le 3e bataillon du 39e était alors commandé : M. de Jouffroy, lieutenant-colonel ; de Renneville, adjudant major, a eu un cheval tué sous lui. 1re compagnie. Saglio, capitaine ; tué. Noblet, lieutenant. 3e compagnie. Eissen, capitaine, commandant le bataillon. De Mibielle, lieutenant ; blessé. 4e compagnie. Gaillard, capitaine ; blessé. Daget, lieutenant ; blessé et mort le 14. Panneel, sous-lieutenant. 5e compagnie. Grech, capitaine ; blessé. Sensenbrenner, lieutenant. Lucas, sous-lieutenant ; prisonnier. 6e compagnie. Duedac, lieutenant ; blessé ; Wery, sous-lieutenant. L'adjudant fut tué.

(4) Fresne obtint une mention après le combat ; depuis il a été décoré de la médaille militaire.

(5) Vingt-huit maisons furent brûlées, quelques-unes parce que les Français avaient tiré du grenier ou des fenêtres ; dans l'une d'elles, on n'avait commis d'autre crime que de donner à boire à deux soldats ; une autre, non loin de la Chapelle-Neuve, fut incendiée parce que, faisant saillie sur la rue, elle formait derrière un de ses angles un enfoncement où quelques hommes de la légion étrangère s'embusquèrent pendant la retraite, pour tuer bon nombre des Bavarois qui s'avançaient à découvert. Est-ce la guerre que cette rage sauvage avec laquelle les Allemands punissaient, ici un village qui par hasard devenait le théâtre d'un. combat, là une habitation qui servait fortuitement à la défense ?

(6) Pour ce dernier effort, la légion eut près d'elle l'intrépide capitaine Vidal, le sous-lieutenant Brum, le sergent-major Pollachi et des chasseurs, qui tous appartenaient au 4e bataillon (5e de marche). Nul n'a, mieux que le capitaine Vidal, rempli son devoir dans cette grande journée. Trois fois atteint par les balles, à la poitrine, à la jambe et à l'oreille, il se bat jusque vers six heures et demie. A ce moment, comme il sautait dans une maison pour y continuer la lutte, il reçut au bras une blessure terrible. Sa vie fut en danger plus de cinq semaines. Il a obtenu de toutes les récompenses la plus précieuse qu'un officier puisse souhaiter : je veux dire l'admiration des braves soldats qu'il eut alors sous ses ordres. Le sous-lieutenant Brum fut également blessé. Le sergent-major Pollachi commanda, quand les deux officiers furent tombés ; ses hommes et lui furent cernés et faits prisonniers.

(7) La 5e compagnie avait là le capitaine Tailleur ; la 6e, le lieutenant Grandjean ; la 4e, le capitaine Gourguillon, le lieutenant Hahn, le sous-lieutenant Le Gall ; le capitaine Bourdouche était à la tête du bataillon. Des pertes graves avaient déjà réduit leur effectif.

(8) En ce moment, les deux compagnies du 4e défendaient vigoureusement la gauche du faubourg, dans les vignes et les  jardins, en avant de la grille de l'octroi.

(9) Une vingtaine d'entre eux tombèrent tués ou blessés pendant cette retraite.

(10) Le 27e s'était battu près de huit heures : il était resté près de quarante heures sans repos ni nourriture.

18701011 - 03 - Combat d'Orléans

1871 - Combat d'Orléans, 11 octobre 1870 - Boucher, Auguste (1837-1910)

 

Déjà la nuit tombait : il était six heures et demie.

 

Depuis longtemps le bruit du canon avait cessé sur la gauche : armées et nature, tout semblait s'envelopper dans l'ombre et le calme du soir. Aux Aubrais, le commandant Antonini, voyant que l'ennemi se retirait, avait réuni tous les soldats qui lui restaient : il battait tranquillement en retraite, quand on vint lui annoncer que les Bavarois étaient dans la rue du Faubourg-Bannier. Il arrive à la grille, demande cinquante hommes à la légion étrangère, et se porte au pas de course vers la rue Caban : il avait cru remarquer qu'une longue file de fantassins ennemis défilait sous le pont des Murlins, et c'est là qu'il voulait aller livrer un dernier combat. Mais à quelques pas du couvent de la Visitation, des fuyards, qui venaient du côté de la ville, lui apprennent par leurs cris que les Prussiens barrent le passage et qu'ils occupent la rue du faubourg. Les Prussiens se montrent en effet ; la fusillade commence. Écrasés par le nombre, les soldats qui entourent le commandant Antonini vont succomber jusqu'au dernier. L'un d'eux remarque que des blessés sont reçus au couvent : la porte est ouverte ; il y entre avec ses camarades, et les balles les accompagnent jusqu'auprès des blessés amassés derrière la porte. Le commandant Antonini y cherche un refuge à son tour ; les Prussiens l'y poursuivent, mais déjà les religieuses avaient caché les malheureux qui leur avaient demandé asile. Un peu plus tard, une centaine de chasseurs qui s'étaient ralliés près de la gare d'Orléans passaient par le Mail pour regagner la Loire : on les vit s'en aller d'un pas paisible et sans désordre ; on en releva quelques-uns qui tombaient de fatigue et qui s'appuyaient aux murs comme des hommes ivres, en criant : « Je suis saoul de poudre ! » Tous étaient fiers de la journée et disaient qu'ils avaient fait reculer l'ennemi aux Aubrais.

C'était la vérité.

*

*  *


A la grille du faubourg Bannier, les soldats de la légion faisaient face encore aux Bavarois. Tout à coup leurs officiers s'aperçoivent que des balles leur sont lancées en arrière, du côté de la ville. Laissés sans avertissement comme sans ordres, ils ne savaient rien de ce qui s'y passait. M. de Morancy se retournant aperçoit dans l'obscurité une masse noire et remuante au milieu de la chaussée. Sont-ce des Français qui tireraient par méprise ? M. de Villeneuve le suppose comme lui. On ordonne de cesser le feu. Les soldats se rassemblent autour des deux capitaines et commencent à se replier vers la troupe qu'ils ont derrière eux. Un homme se tient seul, dans l'ombre, à dix pas de ceux que la légion va rejoindre. C'est un officier, sans doute, et il s'avance. Une voix s'elève, celle d'un Allemand : « Rendez-vous ! crie-t-il.

Nous rendre ! jamais, jamais ! » répond M. de Villeneuve, l'épée levée, au milieu des soldats silencieux et frémissants. « Arrivez tous ici ! » dit-il aux siens, et pendant que l'officier prussien se retire vers ses hommes, les Français se serrent autour de leurs chefs, les uns regardant l'ennemi au nord du faubourg, les autres au sud. Une décharge formidable porte la mort aux Allemands. C'est le dernier feu des derniers soldats.

Les Allemands répondent. D'un côté tirent les Bavarois, de l'autre les Prussiens. Frappés de toutes parts, les Français tombent vaillamment. Cernés, ils se jettent dans les maisons : ils se battent aux portes, dans les chambres et dans les jardins. Tout était fini : Bavarois et Prussiens s'étaient rejoints et se donnaient la main au-dessus de ces cadavres. Nos soldats se dispersent alors dans mille petits combats, à droite et à gauche : le plus grand nombre tombèrent ; il y en eut que dix ennemis à la fois entouraient pour les prendre ; les habitants en cachèrent quelques-uns ; de tous ceux qui furent présents à ce dernier épisode de la bataille, fort peu réussirent soit à se frayer un chemin à travers les assaillants, soit à s'échapper par la campagne.

*

*  *

A sept heures et demie, les Prussiens avaient déjà un poste au pont de la Loire ; une compagnie bavaroise stationnait devant l'Hôtel-de-Ville. Mais pour y arriver, il avait encore fallu se battre : ils avaient rencontré, au coin de la rue d'Illiers et à l'entrée de la place du Martroi, des soldats isolés, fermes et tenaces, qui jetèrent sur nos pavés les cadavres de quelques Allemands.

Tel fut le combat d'Orléans. Y en a-t-il beaucoup qui soient plus glorieux ? Pendant près de huit heures, moins de six mille soldats, laissés sans ordres, avaient résisté à plus de quarante-cinq mille hommes. Et dans un temps où le drapeau de la France semblait abattu presque partout, on les avait vus, sans indiscipline, sans découragement, sans murmure, faire le sacrifice de leur vie à l'honneur de la patrie, de leurs officiers et de leur régiment. Ils avaient eu contre eux les puissants canons d'une grande artillerie ; ils avaient eu contre eux le nombre qui accable, l'ignorance des lieux qui trompe, la fatigue qui énerve, l'incendie qui épouvante ; ils s'étaient battus pourtant avec une énergie indomptable, à la lueur des flammes comme dans l'obscurité, et dans la nuit comme au soleil. Ils n'avaient pas retourné la tête pour mesurer l'espace et les moyens de la fuite ; ils étaient tombés où on les avait conduits. Ils avaient toujours été dociles à leurs chefs et à la mort ; et surpris à la fin dans un cercle d'ennemis et de murailles, ils ne s'étaient dispersés que pour lutter où ils le pouvaient encore.

*

*  *

« Pas un soldat n'eut de défaillance, » disait le lendemain, dans son rapport, le lieutenant-colonel de Jouffroy.

*

*  *

« Pas un ne recula. Dormez, morts héroïques (1) ! » Dormez, vous dont la France a reçu l'hommage d'un sang si généreux! Dormez, vous, ses enfants ; et vous aussi, étrangers, qui tombiez pour la défense d'une terre qui n'avait porté ni votre berceau ni celui de vos mères. Dormez dans la confiance de son admiration et de sa pitié, vous tous à qui Orléans doit le souvenir de l'immortel combat auquel vous avez associé son nom !

Oui, s'il faut ne songer qu'à l'honneur, cette résistance fut un triomphe. M. de Tann a dit, le lendemain : « Si les Français s'étaient battus à Sedan comme ici, nous ne serions pas à Orléans. » Il y en a un témoignage éloquent dans les pertes faites de part et d'autre. Les Français eurent plus de deux mille hommes hors de combat : parmi eux, beaucoup d'officiers des bataillons de la Nièvre ; quinze zouaves furent tués ; les chasseurs du 5e (2) perdirent l'intrépide chef qui les commandait, M. de Boissieux ; comme eux, le 39e de ligne et les compagnies du 8e chasseurs furent très-éprouvés ; quant à la légion étrangère, elle eut près de 600 tués ou blessés, et environ 250 prisonniers. Le vainqueur captura près d'un millier d'hommes, le lendemain surtout, dans les jardins et les habitations où ils s'étaient abrités.

Quant à l'ennemi, ceux qui ont visité les hôpitaux, ou le champ de bataille, ou creusé les fosses, ceux qui ont aussi recueilli ses aveux et ses plaintes, estiment qu'il eut près de 5,000 hommes hors de combat.

Aux Aydes, on a vu jusqu'à 25 ou 30 Bavarois autour de telle ou telle maison ; c'est par centaines qu'ils gisaient devant les Bordes ; sur certains points de la route de Chartres et de la rue du faubourg, il fallait passer par-dessus les cadavres; quelques jardins en furent couverts. Enlevés rapidement, les morts de l'armée allemande comblèrent d'immenses tranchées ; et malgré cette précaution, les paysans en trouvèrent partout, deux jours encore après, au milieu des vignes (3).

*

*  *

Le 13, le roi Guillaume envoyait à la reine Augusta le télégramme suivant :

« Une bataille victorieuse a été livrée hier par le général von der Tann, commandant la 22e division.

L'armée de la Loire a été complètement battue.

Nous avons fait plusieurs milliers de prisonniers.

Nous avons pris Orléans dans l'obscurité ; l'ennemi a été refoulé, avec de grandes pertes, au-delà de la Loire.

Nos pertes sont proportionnellement peu considérables. »

*

*  *

Que l'ennemi tienne ce langage exagéré et se vante avec la vague déclamation des bulletins de victoire, soit ; mais que dire du récit du général vaincu ?

 

Le 12 octobre, le gouvernement de Tours reçut du général de Lamotterouge le rapport officiel suivant:

« La Ferté-Saint-Aubin, 12 octobre 1870,11 h. 45 matin.

Général commandant le quinzième corps d'armée à guerre, Tours.

« Hier l'ennemi a continué à marcher sur Orléans.

Nos troupes, qui étaient sur la route de Paris et qui avaient pris part la veille au combat d'Artenay, n'ont pas tenu. Une brigade de la 3e division, qui était à Saran-les-Ormes et Ingré, constamment débordée par un ennemi plus nombreux et plus fort en artillerie, s'est repliée sur Orléans en disputant
le terrain pied à pied.

« J'ai dû, pour arrêter la marche de l'ennemi sur la route de Paris, porter moi-même en avant trois bataillons de réserve arrivés de la 2e division. Pendant trois heures l'ennemi a été maintenu ; mais il nous a culbutés et débordés de ses obus. Après un combat très-vif et très-honorable pour notre armée, j'ai pris le parti d'évacuer Orléans et de nous replier sur la rive gauche de la Loire. Notre retraite n'a pas été inquiétée par l'ennemi et s'est faite avec calme et ordre. »

Ce rapport (4) annonce qu'on a livré un combat, et que, ne pouvant le soutenir, on a pris le parti d'évacuer Orléans. Rien n'est moins vrai. La retraite était décidée avant qu'aucun engagement eût lieu ; et le combat commença devant les Aydes, pour couvrir la retraite, quand cette retraite commençait sur la Loire. On déclare que nos troupes n'ont pas tenu.

Les seules qu'on ait envoyées au feu ont été aussi héroïques que malheureuses. C'est donc mentir à l'histoire de la France ; c'est nous déshonorer lâchement.

La bataille dont on semble peindre les mouvements et raconter les péripéties, elle n'a pas eu lieu. On confond tout à dessein. Le 11 octobre, le général de Lamotterouge ne s'est point porté en avant avec des bataillons de réserve ; c'est la veille, dans la journée du 10, vers la fin du combat d'Artenay, qu'il s'est ainsi avancé sur la route de Paris. Au combat d'Orléans, il n'y eut plus devant la ville, dès deux heures, que les soldats intrépides que nous avons nommés ; tandis qu'à ce même moment, tout le reste du 15e corps, artillerie, cavalerie et infanterie, passait au delà du fleuve. On a évacué Orléans (5), quand à Tours et à Bourges on avait assez d'hommes, en les concentrant, pour protéger et garder cette grande position.

C'était une première faute. Mais si on n'a pu l'éviter, ne fallait-il pas au moins présider à la retraite avec toute la vigilance et l'énergie qui pouvaient la rendre moins désastreuse aux troupes chargées de ce soin périlleux ? Eh bien ! une poignée de soldats a lutté plus de sept heures, appuyée pendant quatre heures par six canons seulement, quand l'ennemi en amenait vingt-cinq fois plus. Or, le général de Lamotterouge en avait, le matin, trente-six à la gare d'Orléans, sur le Mail et sur la route du combat (6) ; quelques-uns de plus auraient permis d'épargner nos défenseurs, et, placés à la gauche, ils eussent du moins retardé l'ennemi dans son mouvement tournant ; on est en droit de le dire, quand on sait l'admirable usage que le commandant Tricoche fit des six pièces mises en ligne de bataille, auprès d'Ormes. C'est une triste vérité à déclarer : la retraite a été couverte, non seulement au mépris de la vie de six mille hommes, mais au mépris des lois habituelles de la guerre, au mépris des chances que la fortune offre dans ses hasards.

Le matin, on n'avait point éclairé les routes par où venait l'ennemi ; l'après-midi, on ne s'occupa que de faire défiler les troupes par-delà la Loire : quant à celles qui mouraient pour les autres au pied d'Orléans, on les abandonnait à leur courage : elles se battaient ! On ne s'inquiéta pas d'autre chose. A trois heures, le général de Lamotterouge, ayant vu passer les soldats qu'il envoyait « à la rencontre de l'ennemi, sur la route de Paris, » avait quitté la grille du faubourg Bannier ; à quatre heures, il avait quitté Orléans ; à cinq heures, les combattants n'étaient pas avertis qu'il faisait sa retraite sur La Ferté, et cet avis ne leur vint pas davantage dans la soirée ; à cinq heures et demie, on voyait sur le Mail un bataillon de ligne, qui campait sans savoir pourquoi, et qui s'en alla, sans direction aucune, à l'aventure, par le pont de Vierzon ; vers la même heure, M. de Jouffroy, alors au faubourg Bannier, entendit un jeune homme qui disait : « Comme ils sont en retard ! » Sommé de s'expliquer, celui qui avait prononcé ces mots raconta au colonel qu'à Orléans toutes les troupes avaient repassé la Loire. M. de Jouffroy, n'y croyant pas, accourut à l'hôtel du Loiret où devait se trouver l'état-major : il n'y avait plus personne. Qu'on lise ces mots de son rapport : « Ce n'est qu'en apprenant par hasard que l'armée passait sur la rive gauche de la Loire, que j'ai fait battre en retraite. » Il n'a tenu ces renseignements que d'un passant, que de l'aveugle fortune ! Enfin, à sept heures et demie, on rencontrait rue Saint-Euverte et sur le quai des chasseurs qui étaient revenus à leur campement, dans la ville, et qui ne savaient pas plus que les autres la route de la retraite. Ainsi ces malheureux se faisaient tuer encore, quand le reste du 15e corps était déjà en sûreté. Ils mouraient sans profit, même pour l'armée, sans profit que leur honneur. On les avait laissés s'attarder dans un massacre inutile. A quelles allégations ne réduit donc pas un général, si intrépide d'ailleurs, la nécessité de se disculper ! Quoi ! après tant de négligence et de désordre, après un tel abandon, une dépêche mensongère à l'histoire, calomnieuse aux soldats tombés ! La faute commise, n'était-il pas plus simple et plus noble de laisser au moins la gloire à ceux qui sont morts ?

 


(1) V. Hugo. Les Châtiments ; Expiation.

(2) Dans la 1re et la 2e compagnie du 5e bataillon de marche, compagnies formées du 4e bataillon de chasseurs, on compta 2 officiers blessés sur 3, et 200 hommes mis hors de combat.

(3) A en croire les aveux de l'ennemi lui-même, le corps d'armée de M. de Tann, qui avait perdu 30 officiers à Woerth et 144 à Bazeilles, en perdit 100 le 10 et le 11 octobre, surtout à l'assaut de nos faubourgs.

(4) Dans la lettre où il a voulu se justifier, le général de Lamotterouge aggrave le tort qu'il eut dans sa dépêche : « J'ai défendu, dit-il, le terrain pied à pied pendant plus de sept heures, conduisant moi-même mes réserves au combat; et ce n'est qu'après avoir reconnu qu'il m'était impossible de me maintenir à Orléans, que j'ai opéré ma retraite en bon ordre, restant à la tête du pont jusqu'à ce que les dernières colonnes fussent passées. » Ces colonnes, ce sont celles qui, dès onze heures et demie, quittèrent Orléans pour opérer la retraite. Qu'on ne les confonde point avec les troupes qui se battirent.

(5) S'il jugeait l'évacuation inévitable, le général de Lamotterouge eût au moins épargné ses troupes en battant en retraite pendant la nuit du 10 au 11, comme firent avant lui les généraux Peitavin et de Polhès.

(6) De plus, il y avait depuis le matin plusieurs batteries à La Ferté-Saint-Aubin.

18701011 - 04 - Combat d'Orléans - Bilan

1871 - Combat d'Orléans, 11 octobre 1870 - Boucher, Auguste (1837-1910)

 

 

1871 - Récits de l'invasion - Journal d'un bourgeois d'Orléans pendant l'occupation prussienne - Auguste Boucher

 

 

1871 - Combat d'Orléans, 11 octobre 1870 - Boucher, Auguste (1837-1910)

 

18701011 - 05 - Combat d'Orléans

1888 - Sur la Loire : batailles et combats - Bois, Maurice (1851-1934)

 

 

 

 

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