Écrit par Suzanne Reutt
A gauche : la statue de Joffre veille toujours sur le port de Diego Suarez.
A droite : Le Colonel Joffre et ses collaborateurs à Diego Suarez en 1901
L’année 1903 a surtout été marquée par le départ du Général Joffre qui laissera derrière lui une ville métamorphosée et un Point d’Appui… à terminer !
Le départ de Joffre
Arrivé à Diego Suarez en février 1900, le colonel Joffre, devenu entre temps général, et maintenu à son poste de Diego Suarez sur l’intervention du Général Gallieni, quitta le territoire qu’il dirigeait depuis trois ans, le 5 avril 1903, à 5 heures du soir, à bord du paquebot « Djemnah ». Son départ avait donné lieu à de nombreuses manifestations de la part de la population et des autorités. Il avait reçu, le 2 avril, des « délégations indigènes de toutes les parties du territoire », le 3 avril, le Cercle Français avait donné en son honneur une soirée dansante ; le 4 avril ce sont les fonctionnaires, l’Administrateur-Maire et la Chambre consultative qui étaient venus le remercier de « l’œuvre de développement économique qu’il a réalisée à Diego et qui a fait de cette ville une place commerciale et un port de première importance » (J.O de Madagascar)
Quant au Général Gallieni, qui avait choisi de le faire venir pour diriger les travaux du Point d’Appui de la flotte, et qui l’avait constamment soutenu, il rendit hommage à Joffre dans l’Ordre Général n°395 : « Le Général commandant en chef et Gouverneur Général tient à rappeler, par la voie de l’ordre, qu’au moment où le Général Joffre va prendre en France l’important commandement qui lui a été réservé depuis un an, il laisse à Madagascar une œuvre d’une importance capitale au point de vue militaire et maritime, qu’il a organisée à ses débuts, dont il a assuré le développement dans tous ses détails avec une invariable méthode et une constante énergie, et qu’il vient de conduire enfin à son achèvement définitif ».
Le général Joffre allait faire une belle carrière : nommé, à son retour en France directeur du génie au Ministère de la Guerre il devint, pendant la guerre, le « vainqueur de la Marne » resté célèbre dans la mémoire collective pour avoir réquisitionné les taxis parisiens pour amener les soldats au front. Devenu Maréchal de France et Académicien, il est cependant très controversé comme chef de guerre, notamment en raison de sa stratégie d’« offensive à outrance » qui fut extrêmement coûteuse en vies humaines. Mais il n’oublia jamais Diego Suarez, entretenant une correspondance avec plusieurs de ses habitants, notamment Alphonse Mortages ; et Diego le lui rendit en nommant « Joffreville » l’ancien Camp d’Ambre et en lui érigeant une statue face à ce port dont il avait conduit les premiers aménagements.
Il est certain que Joffre a grandement contribué à transformer la petite bourgade qu’était Diego à son arrivée. Aussi, Gallieni, dans l’ordre général 395, rend-il hommage à ses qualités d’administrateur : « Enfin, l’activité et les qualités administratives du général Joffre se sont exercées de la façon la plus profitable pour les intérêts de la région placée sous son commandement. Les grands travaux de la ville et du port, la construction de la route et du Decauville conduisant au Camp d’Ambre, enfin, le prolongement de cette voie par un excellent chemin muletier qui reliera bientôt Diego à l’intérieur de Madagascar, ont donné un vif essor à toutes les affaires de la région et assuré l’avenir commercial et maritime de notre grand port du Nord de l’Ile ».
En dehors du caractère obligé de cet hommage, que faut-il retenir de l’œuvre de Joffre à Diego Suarez ?
L’oeuvre de Joffre à Diego Suarez : ombres et lumières
Les grands travaux de la ville
Il n’est pas douteux que Joffre ait transformé le Territoire de Diego Suarez et la ville d’Antsirane. Son plan d’urbanisation a permis d’assainir la ville basse, de la relier à la ville haute. Dans celle-ci, de nouvelles voies ont été tracées, la rue Colbert a été prolongée et empierrée, le Camp malgache de la Place Kabary, un amoncellement de cases en falafa, a été transporté à Tanambao. Au niveau de l’urbanisme, la ville a été dotée d’égouts, d’une meilleure alimentation en eau, d’un hôpital, d’une prison etc. On peut dire que l’actuelle ville d’Antsiranana, du moins dans le centre, reste à peu près conforme à ce qu’avait voulu Joffre.
Peut-on pour autant considérer, comme la Revue de Madagascar le proclamait, qu’Antsirane était devenue « une ville avec des rues tracées au cordeau, de beaux immeubles, où le confort européen s’allie aux aménagements hygiéniques des habitations tropicales » ? Ce n’est pas l’avis de tout le monde à l’époque. Dans un livre intitulé Sous les Tropiques on trouve ce jugement féroce : « Des maisons en bois, quelques-unes en bambou, des cases malgaches, et quelques constructions inachevées en pierres. Mais c’est petit, cela tiendrait semble-t-il dans un mouchoir. » La Gazette agricole de 1903 reconnait toutefois le chemin parcouru : « Antsirane qui était presque désert il y a quatre ans, se transforme peu à peu en une ville qui, au fur et à mesure des ressources disponibles est dotée progressivement de toutes les commodités européennes : éclairage public, trottoirs, adduction d’eau, égouts ».
Bon, il faut tout de même reconnaître que ce résultat, acquis en trois ans est un exploit qu’il faut saluer, même si l’on peut déplorer, de nos jours encore, que la ville, construite dans une optique de défense maritime ait pratiquement tourné le dos à la mer ! Cependant, quand Gallieni affirme que l’action du général Joffre s’est exercée de la façon la plus profitable pour les intérêts de la région, l’affirmation est à prendre avec prudence.
La situation économique au départ de Joffre
En fait, Diego Suarez, contrairement aux assertions officielles n’est pas devenu un important centre commercial. En ce qui concerne l’agriculture, si beaucoup de cultures ont été tentées, bien peu ont réussi. Dans un rapport publié en 1903, l’agronome Deslandes remarque que l’agriculture, à Diego Suarez, souffre d’un nombre importants d’handicaps. Tout d’abord, si, dans l’ensemble, les terres sont relativement fertiles, il faut compter avec le climat, notamment avec les vents violents et la sécheresse qui sévit une partie de l’année, ce qui oblige à installer les exploitations au voisinage des cours d’eau. Par ailleurs, Deslandes évoque pudiquement les insuffisances d’un grand nombre de colons qui, plutôt que de choisir des terrains propres à la culture (assez haut sur les pentes de la montagne d’Ambre) ont préféré des emplacements plus agréables à habiter. « Le colon paraît s’être surtout attaché à établir son exploitation en lieu sain et bien aéré et semble ne s’être préoccupé qu’en seconde ligne de savoir si les terrains qu’il avait en vue convenaient ou non aux cultures qu’il devait entreprendre. » De plus, d’après Deslandes, les colons manquent de compétences sur le plan agricole : « la plupart des planteurs de la montagne d ‘Ambre […] étaient presque tous étrangers aux questions agricoles quand ils sont arrivés à Madagascar ». Dans ces conditions, et alors que presque toutes les cultures ont été tentées, les résultats restent gravement insuffisants. D’autant plus que se pose la question de la rareté et de la cherté de la main d’oeuvre : « Il est très difficile à un planteur d’obtenir des résultats pécuniaires satisfaisants à Diego Suarez par suite de la difficulté du recrutement des ouvriers et du taux élevé des salaires ». Il en résulte des pratiques que Deslandes dénonce : « Sous peine de se heurter, par la suite, à de grandes difficultés de recrutement, le paiement des salaires devrait être très régulier et l’observation de toutes les promesses faites absolument rigoureuses ». Nous avons vu, dans l’article précédent que certains faits de criminalité avaient eu pour cause ce manque de justice de certains colons.
Le commerce se porte mieux mais il dépend étroitement de la présence militaire ; aussi les débits de boisson tiennent une place prépondérante parmi les magasins antsiranais. Et cette dépendance à l’égard d’une clientèle particulière se marque également dans le mouvement commercial du port où les importations sont très supérieures aux exportations.
Enfin, l’industrie en est encore à ses balbutiements. Elle se résume à peu près aux exploitations de chaux de la route de Ramena et aux usines d’Antongombato qui ont à peu près abandonné la fabrication pour se livrer à l’exploitation forestière et agricole des milliers d’hectares que possèdent la Société-Franco- Antankarana et la Compagnie coloniale française d’élevage et d’alimentation.
Quant aux Salines…Les choses ne vont pas très bien non plus. Le 5 novembre 1903 a lieu à Paris la vente « sur folle enchère » « Au plus offrant et dernier enchérisseur » de l’Etablissement des Salines de Diego Suarez, sis à Anamakia et de la concession accordée par le Gouvernement de Diego Suarez d’une contenance totale de 516 hectares 23 ares. Les Salines de Diego Suarez sont vendues avec tout le matériel d’exploitation, les maisons du personnel et une voie Decauville avec wagons de 700m environ. La mise à prix est de 10 000 francs (environ 40 000 euros).
Sur le plan économique le développement de Diego Suarez, sous le commandement du général Joffre est donc largement subordonné à la présence et aux travaux militaires, qui drainent la main d’œuvre et fournissent l’essentiel de la clientèle des commerces. Aussi, même si quelques uns s’inquiètent de « l’après-Joffre », la plupart des européens sont satisfaits de l’action du général et lui vouent une totale admiration.
Ce qui n’est pas toujours le cas chez les « indigènes ».
Le climat social sous le commandement de Joffre
Les relations entre la population civile et les militaires ne sont pas toujours parfaitement sereines. En témoigne l’incident qui se produit le 4 janvier 1904 entre tirailleurs sénégalais et habitants de Tanambao : « Des tirailleurs sénégalais ayant trouvé dans la brousse le cadavre d’un de leurs compatriotes se sont rendus en nombre au Tanambao et supposant que les indigènes étaient les auteurs de cet assassinat, ils en ont tué trois et blessé une dizaine… Les femmes terrorisées ont fui, se réfugiant à Antinabe ». (Revue de Madagascar). Il fut donc décidé de déplacer le camp des tirailleurs à Diego Suarez et de leur retirer leurs armes. Par ailleurs, si la pénurie induit des salaires relativement élevés (par rapport aux autres régions de l’île) pour la main d’œuvre (entre 150 et 175 euros par mois, plus la ration de riz), nous avons vu que certains patrons « oubliaient » de payer leurs employés. La Feuille de renseignements économiques fait état des réclamations des employeurs devant les exigences de leurs employés : « Le nombre des indigènes engagés au 1er janvier dernier au service des colons, industriels ou services publics, s’élevait au chiffre de 1800. Les prétentions exagérées de la main d’œuvre somali employée au service des transports a soulevé une discussion parmi les membres de la Chambre consultative [...] Les Arabes arrivent à demander jusqu’à 6 et 7 francs par jour (environ 25 euros ou 85 000 ariary)… » Les revendications des Somalis vont même parvenir à Paris. Le journal socialiste L’Humanité, évoque le 31 janvier 1904 la pétition des somalis que l’on veut assujettir à la taxe par tête de 20 F que payent tous les « indigènes ». Arguant du fait qu’ils ont servi dans l’Armée française ils refusent de payer cette taxe car ils vivent misérablement (ils sont chargés du batelage du port) et demandent à être rapatriés chez eux.
Comme on le voit si Joffre, à son départ, laisse indiscutablement une ville transformée, en voie de se moderniser, tout n’est pas au beau fixe dans le Territoire de Diego Suarez. En fait, Joffre avait été nommé pour mettre en place le Point d’Appui de la flotte de l’Océan Indien : il a vraisemblablement porté l’essentiel de ses efforts sur ce qui constituait le centre de sa mission, les travaux militaires et regardé d’un œil plus distrait les problèmes de la population civile…
■ Suzanne Reutt