Soldats suisses dans la Légion étrangère

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Colonne de marche de soldats de la Légion étrangère en Algérie, carte postale de 1905.

Fondée en 1831, la Légion étrangère, troupe d’élite française, a attiré des milliers de Suisses depuis sa création, y compris des personnalités du monde de la culture et de la politique.

La Légion étrangère fut créée en 1831 par Louis-Philippe, roi de France. Renversé par la Révolution de juillet de 1830, son prédécesseur Charles X avait fui en exil avant d’abdiquer, mettant un terme à un règne dont les tendances absolutistes laissaient la société française profondément divisée et le peuple exaspéré. La Révolution avait attiré en nombre des radicaux de toute l’Europe qui restaient maintenant en France, représentant, avec certaines fractions de l’armée, une menace pour le nouveau monarque. C’est pour tenir ces hommes en lisière, voire les employer de manière «productive», que la Légion étrangère fut créée en mars 1831. L’ordonnance royale commençait en ces termes: «Il sera formé une Légion composée d’Étrangers. Cette Légion prendra la dénomination de Légion étrangère». Ce corps ne devait être déployé qu’en dehors du territoire français. La première occasion ne se fit guère attendre: en juin 1830, Charles X s’était lancé à la conquête de l’Algérie. Mais les soldats se heurtaient à une résistance sans faille, transformant l’entreprise en un bourbier où l’armée s’enlisait. Entre mars et septembre 1831, cinq bataillons furent dépêchés en Algérie sous le commandement du Suisse Christophe Antoine Jacques Stoeffel. Originaire de Thurgovie, cet officier avait servi des années auparavant dans le régiment suisse sous Napoléon et reste dans les mémoires comme le premier commandant de la Légion étrangère.

Un régiment suisse en action. Peinture de Karl Jauslin, 1887.

Un régiment suisse en action. Peinture de Karl Jauslin, 1887. Musée national suisse

Uniforme de la Légion étrangère, 1852.

Uniforme de la Légion étrangère, 1852. Wikimedia Les premières années, les Suisses, forts d’une longue tradition militaire au sein des armées étrangères, étaient fortement représentés. Jusqu’en 1927, ils pouvaient même incorporer ce corps en toute légalité: s’il était en effet défendu depuis 1859 de s’enrôler dans une armée autre que suisse, l’interdiction ne valait pas pour la Légion étrangère, considérée comme une troupe nationale et non comme une armée de mercenaires. Ce n’est qu’à partir de 1927 que la modification du Code pénal militaire sanctionna ce choix, et de façon plutôt dissuasive: peines de prison et prise en charge des coûts du procès, quel que soit le cas traité. Cela n’empêcha toutefois pas de nombreux Suisses de partir en France pour s’enrôler dans la Légion étrangère, fuyant des poursuites judiciaires, cherchant à échapper à la pauvreté ou s’engageant «par mélancolie», comme le soutint Alma Mollet-Zysset, mère d’un inculpé, pour expliquer le geste de son fils aux autorités. Mélancolique ou non, et malgré les supplications maternelles, Arthur Mollet fut condamné. Il écopa de quatorze mois de prison, de la prise en charge financière du procès et fut en outre exclu de l’armée suisse.

Lettre concernant une condamnation à l’encontre d’un légionnaire, 1950.

Lettre concernant une condamnation à l’encontre d’un légionnaire, 1950. Archives fédérales suisses

La Légion étrangère attaque, Bir Hakeim, 1942.

La Légion étrangère attaque, Bir Hakeim, 1942. Wikimedia Nombre de candidats s’engageaient également par goût de l’aventure, encouragés par l’exemple de légionnaires fameux comme Friedrich Glauser. Enrôlé en 1921 dans la Légion étrangère, cet écrivain relata plus tard son expérience dans un roman.  On vit même un ancien conseiller fédéral partir coiffer le traditionnel képi blanc après sa défaite aux élections: le Bernois Ulrich Ochsenbein était l’un des sept premiers membres du Conseil fédéral de Suisse. Évincé aux élections de 1854, il décida de partir en France rejoindre la Légion étrangère. Il y reçut la responsabilité d’un commando et monta jusqu’au grade de général de brigade.

Portrait du conseiller fédéral Ulrich Ochsenbein en uniforme, vers 1850.

Portrait du conseiller fédéral Ulrich Ochsenbein en uniforme, vers 1850. Musée national suisse

Friedrich Glauser à la clinique psychiatrique de Münsingen (BE), 1931.

Friedrich Glauser à la clinique psychiatrique de Münsingen (BE), 1931. Wikimedia Aujourd’hui, on estime que la Légion étrangère a accueilli entre 40 000 et 80 000 Suisses depuis ses débuts. Ils sont désormais bien moins nombreux que dans les premières années. Néanmoins, ce corps d’élite reste un sujet d’actualité au XXIe siècle – un sujet littéraire, cinématographique et journalistique, mais également politique.  À l’heure où l’héritage du colonialisme fait débat, les actions de la Légion étrangère sont elles aussi passées au crible. Le mythe de cette troupe, supposée la plus «coriace» du monde, va-t-il s’en trouver amoindri? Les légionnaires, eux, ont sans l’ombre d’un doute encore bien des histoires à raconter...

La Légion étrangère - Villebois Mareuil - 1896

 

L’expédition de Madagascar vient d’attirer encore les regards sur la Légion étrangère[1]. On l’avait vue au Tonkin, à Formose, au Dahomey, incarner cet esprit « d’en avant » à outrance, cette endurance, cette impassibilité stoïque devant la misère destructrice, qui donnent la trempe d’un métal de soldats. Ses merveilleuses qualités ont retrouvé leur relief dans cette lugubre campagne de Tananarive, où l’énergie du combattant a dû suppléer toute la préparation absente, et où, pour elle, comme pour les autres volontaires de carrière, la comparaison s’est affirmée si écrasante, au détriment des appelés du service obligatoire. L’on s’est demandé pourquoi les légionnaires, comme l’infanterie de marine, comme aussi les tirailleurs algériens, ont seuls gardé leur ressort intact jusqu’à la fin, seuls fourni l’effort nécessaire à la construction de cette route maudite qui court entre des champs de tombes, qui fut le champ de bataille de cette expédition de souffrance, qui valut aux pelles et aux pioches l’appellation de fusil modèle 1895, et qui se lie au souvenir inexpiable des voitures Lefebvre ? Pourquoi nos jeunes troupes de France, parties d’un si bel élan, ont-elles été si vite dévorées par le climat, ruinées d’âme et de corps avant d’avoir pu agir ? Et c’étaient les meilleurs, ceux-là, le produit d’une sélection toute particulière, exercée sur toute l’armée, conduits par des officiers éprouvés, dont le choix témoignait d’une valeur peu ordinaire, entre tant de compétitions ardentes ! C’est une nouvelle et terrible leçon de choses qui démontre ce qu’on savait depuis longtemps, que les climats coloniaux ne s’affrontent qu’avec des troupes spéciales, chez qui l’âge et la formation complète sont une condition primordiale ; et qui affirmerait par surplus, pour les observateurs attentifs, cette autre vérité, en désaccord avec la loi du nombre, que les foules armées de l’avenir ne vaudront jamais, en qualité militaire, les élites rationnelles du passé.

La Légion se présente avec ce double caractère : on s’y engage jusqu’à quarante ans ; elle est composée de soldats de métier, pour qui la carrière des armes est un refuge, le pain assuré, souvent un titre de naturalisation, parfois une réhabilitation, c’est-à-dire, pour un temps au moins, une véritable profession. Dans cet hybride milieu, où l’homme entre masqué, sans papiers d’identité, de nationalité, sans extrait de casier judiciaire, sans rien qui le recommande, rien qui parle de son passé, il y a d’étranges mélanges de bons et de mauvais, d’héroïsmes latents et d’âmes à tout jamais dégradées ; mais l’on peut dire que, de cet ensemble indéfinissable, se dégage une énergie de fer, l’instinctive passion des aventures, une étonnante fécondité d’initiatives, un suprême dédain de la mort, toutes les originalités sublimes des vertus guerrières. Et cette impression de l’ensemble se reflète chez le légionnaire isolé, qu’il passe libre dans la rue, la taille bien prise en sa ceinture serrée aux reins, ou qu’il rende les honneurs, figé dans son immobilité de factionnaire : c’est toujours cet air décidé, cette allure dégagée, qui révèlent l’homme, dans la mâle acception d’action, de virilité et de supériorité. Aucun soldat n’a cette tenue irréprochable, ce fier salut, cette discipline d’extérieur impeccable. L’autorité du chef digne de lui commander revêt à ses yeux quelque chose de mystérieux et de grandiose ; il attend tout de cet être supérieur ; il en subit docilement l’influence à l’heure même des pires entraînements, il lui garde un culte et une tendresse qui se manifestent par une ingéniosité d’attentions touchantes. Vivant, il le suivrait au bout du monde ; mort, il n’y a pas d’exemple qu’il l’ait abandonné. Il procure à celui qui l’a conquis la puissance exaltée du commandement. Que le chef se présente à la manœuvre, les armes résonnent, le rang se grandit, l’allure s’affermit, la troupe se fait imposante ; mais, qu’il vienne à disparaître, on n’en donne plus aux gradés ordinaires que pour leurs galons ; et ce n’est pas beaucoup. Car il n’a rien d’un automate, le légionnaire : si les émulations, les circonstances développent en lui un admirable élan, il répond à la monotonie de la vie de garnison par une indifférence dédaigneuse de perfectionnements d’instruction, une volonté bien arrêtée de ne pas se fatiguer inutilement, et le sentiment non dissimulé qu’il n’est pas fait pour les besognes accoutumées du temps de paix.

Aussi, à l’officier nouveau venu cause-t-il une première déception ; il apparaît soldat peu instruit, mauvais tireur, médiocre marcheur, et ces infériorités qui résultent de bien des causes que nous exposerons tout à l’heure, on est enclin à l’en rendre seul responsable, sans lui faire honneur de son âme indomptable, qu’il n’appartient qu’aux événements de mettre en pleine lumière. Il est vrai d’ajouter qu’en dehors de ces circonstances dramatiques, auxquelles elle se sent appelée, qu’elle provoque de toute la fièvre de ses désirs, elle est souvent insaisissable, cette âme, pour qui n’a pas la clé des obscurités de son passé, de ses détresses ambiantes, des déchirements qui l’ont poussée hors de sa voie naturelle. Au légionnaire qui s’en croit si fermement le maître, n’échappe-t-elle pas plus souvent que de raison, lorsqu’elle flotte entre les fictions embrumées et la réalité décevante, lorsqu’elle le jette aux hasardeuses bordées, aux imaginations des aventures impossibles, aux rêveries mauvaises de l’indépendance des grands chemins ? Qui soupçonnera jamais ce qu’il germe d’idées incohérentes ou grandioses, d’idées d’un autre âge surtout, dans ces cerveaux troublés par excès d’ardeur, d’où se dégage, seulement l’élément de toutes les conquêtes : l’énergie ?

Le légionnaire vit dans son rêve. Quel est ce rêve ? Nul ne le précisera, pas même lui ; mais il le rendra responsable de ses mésaventures, il lui a donné un nom, c’est le cafard ; et à qui l’interrogera sur le mobile d’une de ses frasques, il ne trouvera pas d’autre explication, il n’inventera pas d’autre réponse : le cafard ! Cela suffit, en effet ; il en dit long, ce simple mot de son langage imagé. Est-il étonnant que le sombre nuage des trop lourds souvenirs d’un passé en rupture avec son présent pèse parfois, en l’obscurcissant, sur son intelligence ; peut-on sourire à la navrante fiction de l’insecte rongeur, enfanté dans les vétustés et les ruines de la vie, promenant sa silhouette d’ombre sur cette âme éteinte au bonheur, s’y attaquant aux dernières espérances ? De même que la vie normale n’est pas le fait du légionnaire, il lui répugne d’accepter les événements dans la monotonie de leur forme et de leur cause ordinaires. Sa tendance est à dramatiser, à tout draper de légende ; à la vérité plate qui l’ennuie, il préfère son invention qui l’amuse ; il s’y passionne et n’en démord, jusqu’à ce que, pris à son propre roman, il arrive, par une inconscience progressive, à lui attribuer une part de réalité, et non la moindre, dans sa propre histoire. Cela principalement rend l’investigation difficile dans son existence antérieure, qu’il est loin de dissimuler, à moins de raisons très spéciales, et dont, au contraire, il aimerait à faire parade, en l’enjolivant, pour y gagner du relief. Il a surtout besoin de s’affirmer comme un être pas ordinaire, et, certes, il ne l’est pas ; c’est un outlaw qui a sauté par-dessus les barrières d’une société où il se sentait mal à l’aise ; qui a soif des risques mortels, pour y jouer une vie, seul bien qui lui reste et dont il fait bon marché ; et qui se donne, quand il le faut, avec l’élan du soldat des grandes époques.

D’où viennent-ils, les légionnaires ? L’on peut répondre hardiment : De partout. De toutes les classes, de tous les pays, des plus hauts comme des plus bas échelons, savants ou illettrés, rompus à la vie en y essayant leur première adolescence, amoureux des armes ou simplement épaves de nos civilisations vieillissantes. Beaucoup en rupture de famille, échappés du toit paternel pour de futiles motifs, à d’invraisemblables jeunesses, à peine quinze ans d’âge parfois ; en fuite des charges d’un ménage trop lourd ou mal assorti, les enfans à la rue, la femme abandonnée à d’autres ou à la faim. Il faut croire que ce lien de famille est le plus fort, car, de l’avoir brisé, certains en meurent par désespérance : c’est l’habituelle cause des suicides à la Légion, et l’on peut dire qu’elle frappe surtout sur des êtres de première jeunesse et de conduite irréprochable. Beaucoup aussi en rupture de nationalité ; la désertion après la faute, et, chez les Allemands, principalement par lassitude des mauvais traitements ; ou, pour les natures aventureuses, l’attirance de la grande nation, à qui ne manquent pas les occasions d’utiliser ses soldats, par drainage des petits peuples qui n’ont pas l’emploi des leurs. Et, à côté de ceux-là, beaucoup d’autres, au contraire, par triomphante survivance de patriotisme chevillé au cœur d’une bonne race. Il faut les avoir vus venir, les avoir interrogés, ces petits, très jeunes, pauvrement vêtus, incapables souvent de bégayer une simple parole française, et les avoir entendus vous répondre de leur voix enfantine, leurs yeux clairs pleins d’assurance : « Je suis ici parce que je ne voulais pas servir l’Allemagne. » Et devant l’humble défilé de ces déshérités de la Patrie, revenant on étrangers au drapeau diminué, qui jadis portait leurs droits, et ne flotte plus jusqu’à eux, il y a trop à se souvenir, et l’âme se serre sur la vision douloureuse.

De même que, balayés sous la rage du cyclone, les oiseaux les plus divers se jettent au même abri, la tempête de la vie rassemble à la Légion les passés les plus disparates, les professions les plus variées. Nombreux y sont les anciens officiers français, victimes d’une démission irréfléchie ou involontaire, ou même chassés par réforme, et recommençant, sac au dos, la première étape d’une carrière dont ils avaient déjà franchi les grades inférieurs. Nombreux surtout les anciens sous-officiers qui, au sortir du régiment et à l’assaut d’une existence civile, ont trouvé le mur trop haut, sans brèche pour y passer, et se sont découragés d’attendre : quelques-uns aussi, et non les moins bons, qui, sortis de l’honneur par un coup de passion, sont venus conquérir, avec la paix de leur conscience, le droit d’échapper à l’anonymat sinistre qui s’abat sur le déserteur. Et des armées étrangères, il en vient aussi de ces officiers, de ces sous-officiers, brisés en cours de route. Les uns avouent leur passé, les autres le cachent ; tous gardent, au coin le plus reculé d’eux-mêmes, leur indéfectible rêve en la destinée guerrière, ou simplement la suprême ambition de bien mourir.

A qui se sent perdu, il arrive aussi que cette légion, connue du monde entier, apparaît comme le dernier recours en grâce de la vie. Voici un commissaire de police qui s’échappe d’une sous-préfecture de province ; il vient d’abandonner sa femme, quatre enfants, il a pris le train pour aller se tuer ; le dégoût lancinant des missions de bassesse et de mensonge, au service de la politique, l’ont amené là. La Légion le sauve pour un temps. Ou bien encore, un nihiliste s’y est jeté, lui demandant d’envelopper de mystère une vie menacée par de sectaires vengeances. Mais celles-ci l’y découvrent, la délation le signale à ses chefs comme anarchiste dangereux ; ses papiers sont saisis et révèlent simplement la vérité, dans une curieuse correspondance avec une jeune fille, affiliée, puis réfractaire comme lui, maintenant étroitement unie à son sort, dans un commun besoin de préservation capitale. On l’envoie au Tonkin ; le poignard n’atteint pas si loin. Qui expliquera pourquoi ce lettré arabe, professeur de littérature orientale, a échangé sa chaire d’Égypte contre cette rude vie du légionnaire, sa belle science poétique de là-bas pour l’inconnu de ce milieu aux races mélangées d’Europe ? Il a l’air d’un sage pourtant ; est-ce le mystère de cette humanité étrange qui l’a tenté ? Mais qui ne comprendrait, au contraire, que cet inventeur y soit ? Il est fils d’un officier d’artillerie, et il présente un fusil qui tire sans interruption six cents coups, à l’aide d’un chargeur ; question d’atavisme probablement. Toute la valeur de l’invention tient dans un explosif dont il a expérimenté les foudroyants effets au Tonkin, en présence d’un certain nombre de camarades ; malheureusement tous les témoins qu’il cite affirment catégoriquement n’avoir aucune souvenance de ces expériences. Peu importe, il aura été inventeur, comme il avait été explorateur avec Soleillet, spahi sénégalais, roi nègre, déserteur condamné, disciplinaire, comme il finira légionnaire. Légionnaire ! c’est-à-dire propre à tout, embarrassé de rien, constructeur au Tonkin, pour se reposer d’une expédition, agriculteur en Afrique, entre deux colonnes, légionnaire enfin, d’après la grande physionomie de son ancêtre, le soldat romain !

II

Ils datent de longtemps en France, les régiments étrangers. Elle en a eu à sa solde d’Écossais, d’Anglais, d’Irlandais, de Suisses, de Polonais, d’Allemands. C’étaient de magnifiques troupes, manœuvrières et guerrières, d’un commandement très recherché. Elles eurent l’honneur de colonels peu ordinaires, qu’on peut citer au hasard : Trivulce, Gondi, Broglie, Rantzau, Lowendahl, Stuart, Berwick, Luckner. Facilement on y eût ajouté le prince Eugène et Marlborough, qui briguèrent sans succès d’y servir ; les ministres de la guerre n’ont pas toujours la décision heureuse.

La fidélité héroïque des régiment suisses est devenue légendaire : l’idée du devoir militaire trouva chez eux sa plus sublime expression. La révolution les avait massacrés sur les marches du trône ; ils se laissent brûler, en 1830, dans le poste du Palais-Royal. Ce fut leur dernier sacrifice, et, de leur suppression naquit l’organisation actuelle de la Légion étrangère. La loi du 9 mars 1831, qui la consacra, admettait des engagés de dix-huit à quarante ans, pour des engagements de trois et de cinq années ; elle groupait par bataillon les hommes d’une même nationalité. Cette mesure mit en tel péril l’esprit de corps que, dès 1835, on y renonça, pour adopter le mélange absolu des éléments de recrutement, sans distinction d’origine, excellente méthode dont on ne s’est plus départi par la suite.

En cette même année, la Légion qui, depuis sa création, était employée en Afrique, sa place naturelle, se vit tout à coup cédée à l’Espagne, afin d’y soutenir les droits d’Isabelle II, à qui les carlistes disputaient la succession de Ferdinand VII. L’effet de cette cession, aussi imprévue qu’injuste, fut douloureusement ressenti ; tous, officiers et soldats, protestèrent de leur droit de servir le pays, auquel ils s’étaient liés librement, et non toute autre puissance. Mais, menacés de perdre le bénéfice de leur position et de leurs services antérieurs, ils durent se soumettre, et, pendant trois années, ils versèrent, sans compter, leur sang pour l’Espagne, qui ne sut même pas tenir ses promesses à leur égard. Partis 4 100, ils en revinrent 500.

Cependant la disparition de la Légion accusa bientôt un tel vide dans l’armée d’Afrique qu’on dut se préoccuper d’en former une nouvelle. Un bataillon de cette deuxième Légion, commandant Bedeau, eut l’immédiate fortune de la seconde expédition de Constantine. Après s’être couvert de gloire sur le Coudiat-Aty, en repoussant, dans des mêlées furieuses, les sorties des Kabyles, il fournit, au jour de l’assaut, deux pelotons de cent hommes, capitaines Serviez et de Saint-Arnaud, à la colonne d’attaque du colonel Combe. L’on connaît ce fait de guerre sans précédent. A sept heures, la colonne Lamoricière franchit la brèche, s’engage dans la ville, se heurte à une résistance acharnée et reste ensevelie, presque entière, sous une mine qui éclate et un mur qui s’écroule. A sa suite, la colonne Combe est lancée par détachements successifs. Au milieu des fougasses qui sautent, des incendies qui s’allument, des terrasses qui s’effondrent, la deuxième colonne, à moitié détruite, aborde la barricade qui a arrêté la première, l’arrache enfin à la rage des Turcs et des Kabyles, en perdant son chef blessé mortellement, se jette sur une deuxième barricade aussi désespérément défendue, s’ouvre un cheminement par les maisons, et refoule dans la Kasbah la résistance brisée.

Jusqu’en 1854, ces soldats uniques le portèrent, sur tous nos champs de bataille d’Afrique, leur bel élan de légionnaire ; ils furent les préférés de tous ces victorieux de notre grande conquête, qui semblent d’un autre âge aujourd’hui, tant la gloire s’est éloignée de nous, et le plus bel éloge qu’on en puisse faire, c’est qu’ils étaient dignes de chefs comme Lamoricière, Bugeaud, Changarnier, Pélissier, Canrobert. Sur toutes les pentes insurgées des montagnes kabyles, ils se dressèrent invincibles, comme ils foncèrent à travers les Ksours, aux jardins palissades, aux impénétrabilités meurtrières : Zaatcha les vit tels qu’à Constantine, effrayants combattants des mêmes luttes sauvages. Il n’est pas de ravin fameux aux rouges flancs des collines de là-bas, où ils n’aient couché de leurs cadavres, pas de blanc marabout, au plus élancé des cimes, qu’ils n’aient atteint, dans leurs bonds invaincus. De l’ouest à l’est, ils allèrent, et partout on les voyait les mêmes, qu’ils fussent de l’unique Légion, ou qu’elle se dédoublât en deux régiments étrangers ; on eût dit des hommes de fer, infrangibles aux extrêmes tensions du combat. Et quand la guerre chôma, ils bâtirent des villes, ils défrichèrent des steppes, Bel Abbès fait partie de leur histoire : dans la richesse de sa grande plaine aux denses cultures, il y a bien du courage de légionnaire !

Autant ils ont d’élan, autant ils possèdent de résistance. La faim par les chemins, la soif dans le sud, la misère dans l’inconnu, ne les démoralisent ni ne les arrêtent. La souffrance les met en valeur, comme tout risque à affronter, même les épidémies, s’il s’en trouve. Le choléra ne les avait pas épargnés à Batna. Aux portes de la Crimée, ils le retrouvèrent à Gallipoli et l’accueillirent avec la même hautaine indifférence, sans que les ravages du fléau pussent ébranler leur insouciance. De ce début cruel, la bataille de l’Alma les récompensa. Ils y parurent en leurs seules compagnies d’élite, formées en un unique bataillon, destiné, dans l’esprit du général Canrobert, à frapper la suprême victoire, à donner le coup de marteau aux colonnes russes. Au moment de l’attaque du plateau, lorsque l’Alma franchie, les troupes ont mis sac à terre et emportées par leur ardeur, par l’exemple affolant des zouaves, roulent vers l’ennemi, dans une fureur de vague, Canrobert, impuissant à maintenir l’ordre, aperçoit un bataillon qui s’avance comme à la parade ; il l’a reconnu, et, galopant à lui, il lui crie : « A la bonne heure, servez d’exemple aux autres, braves légionnaires ! » Et lui accolant deux batteries, il le lance pour faire brèche.

La guerre de Crimée ne pouvait que mettre en un relief saisissant la haute valeur militaire d’une troupe telle que la brigade étrangère. Dans cette rude campagne, où l’endurance, les aptitudes variées, la bravoure native de notre armée, se haussèrent au prodige, les légionnaires se taillèrent une réputation d’élite. Il y a quelque part un tableau très simple, où Détaille a campé un légionnaire dans la tranchée, devant Sébastopol, lequel rend, avec une vérité profonde, la physionomie très particulière de ce soldat de race. L’homme est droit ; peut-être gagnerait-il à se baisser pour s’abriter davantage, mais c’est sa nature de légionnaire de se présenter debout au danger. Il est enveloppé de sa criméenne à pèlerine, un mouchoir serré à la nuque et noué sur la visière ; on devine sur le devant sa grande cartouchière d’Afrique ; il tient son arme des deux mains, le canon appuyé sur la plongée, attendant l’événement, prêt à mettre en joue. Son visage de vieux soldat s’est immobilisé dans la contention d’une pensée, durci d’une froide résolution. Sous la tristesse du jour d’hiver qui tombe, l’on sent qu’il s’est savamment protégé contre le froid intense, avec son ingéniosité des choses de la guerre, et qu’ainsi rendu indifférent à tout ce qui n’est pas l’ennemi, son âme reste implacablement concentrée dans l’unique préoccupation de bien mourir au poste, dont il a l’honneur et la garde. Après l’avoir regardé, l’on est sûr que rien ne le fera bouger de là.

Quand on a l’expérience d’une pareille troupe, il devient impossible de s’en passer aux heures décisives. A peine s’ouvrait la campagne d’Italie que la brigade étrangère était appelée à Gênes et attribuée au corps du général de Mac-Mahon. Elle y gagna de conquérir le village de Magenta, de s’y implanter et de le garder, dans la simplicité héroïque qui s’inspire de la phrase célèbre de Malakoff, dont le héros, en cette journée du 4 juin, allait devenir aussi celui de Magenta.

Au moment de l’expédition du Mexique, il n’y a plus qu’un régiment étranger, mais la tradition n’a pas varié. L’on y apprend tout à coup que les zouaves viennent d’être seuls désignés pour marcher. Les officiers s’indignent, adressent directement une pétition à l’empereur, sont réprimandés pour cette infraction à la hiérarchie, mais quelque temps après, leur inspecteur général, le général Deligny, prend en main leur cause et le régiment reçoit l’ordre d’embarquer.

Il eût été vraiment dommage de priver la Légion de l’immortalité de Camaron, et les fastes de l’armée française d’un des plus brillans faits d’armes qu’on ait dressés à sa gloire. L’histoire en est inoubliable[2]. C’est le 30 avril 1863 que le capitaine Danjoti et les sous-lieutenants Vilain et Maudet, à la tête de la 3e compagnie du 1er bataillon, forte de soixante-deux hommes, se rendirent au-devant de deux convois venant de la Vera-Cruz. L’on partit à une heure du matin ; à Palo-Verde on s’arrêta pour le café. Tout à coup, la plaine se peuple de cavaliers mexicains ; l’air manque autour du détachement : on renverse les marmites et on se dirige sur le village de Camaron. Il est fouillé, dépassé, mais la route est barrée, les assaillants sortent de toutes parts. Le carré est formé ; le feu des faces a raison de la charge ; on profite d’un répit pour escalader un talus et gagner un peu de champ. Une seconde charge est encore repoussée. Alors, fonçant à leur tour, les légionnaires font une trouée et gagnent une maison isolée, contiguë à la route. Attenante à cette maison est une cour bordée de hangars ouverts, avec deux grandes portes sur une face. Le capitaine Danjou s’en empare, barricade les portes, mais ne peut occuper qu’une moitié de la maison ; l’ennemi a déjà pris l’autre. A neuf heures et demie, le capitaine est sommé de se rendre ; il refuse et le feu continue, furieux. A onze heures, le nombre des ennemis ne laisse plus d’illusions ; ils sont là plusieurs milliers, on se sent perdu. Danjou fait jurer à ses hommes de se défendre jusqu’à la mort, tous jurent. Quelques instants après, il est tué, et le sous-lieutenant Vilain prend le commandement.

Vers midi, on entend battre et sonner ; est-ce le régiment qui arrive ? on se croit un moment sauvé. Non, il ne s’agit que de trois nouveaux bataillons mexicains qui apportent leur appoint aux assiégeants. Des brèches sont percées qui donnent des vues sur toute la cour ; la situation devient intenable. A deux heures, le sous-lieutenant Vilain est tué, le sous-lieutenant Maudet lui succède. La chaleur est accablante, il y a neuf heures qu’on se bat, les hommes n’ont rien mangé depuis la veille ; ils chargent et tirent, impassibles, tête nue, la capote ouverte, noirs de poudre, embarrassés dans les cadavres qui encombrent la chambre, silencieux comme des êtres qui vont mourir. L’ennemi met le feu aux hangars, la flamme et la fumée se font intolérables, mais les survivants se cramponnent quand même à leurs créneaux et font feu désespérément. A cinq heures, les Mexicains se concertent, leur chef les exhorte à en finir et ses paroles parviennent jusqu’aux légionnaires, aussitôt traduites par l’un d’entre eux. Ils renouvellent le serment de ne pas se rendre. Alors l’ennemi se rue de toutes ses forces sur la maison, débordant par toutes les ouvertures ; les portes cèdent, les rares défenseurs sont pris ou massacrés, la poussée humaine étouffe ces héros. Le sous-lieutenant Maudet lutte encore un quart d’heure, avec cinq légionnaires, au milieu des débris fumants d’un hangar écroulé, puis, la dernière cartouche brûlée, tente de se faire jour. Dès qu’il bondit hors de l’abri, tous les fusils le couchent en joue ; le légionnaire Gotleau se jette devant son officier, le couvre et s’abat foudroyé. Maudet reçoit deux balles et tombe, c’est le dernier. Il est six heures du soir et le soleil descend sur cette scène de géants.

Ce fut une belle campagne que celle du Mexique pour la Légion ; elle y laissa beaucoup des siens, elle y montra son abnégation inlassable au fond des Terres-Chaudes, où on l’oublia trop longtemps, et quand, après avoir été réduite de moitié par le feu et le vomito, on la renforça de son troisième bataillon, elle reparut dans les opérations actives, notamment au siège d’Oajacca, aussi brillante, aussi invincible. Aux pages de son journal de marches, étincelantes de noms connus, sont accrochés de beaux lambeaux de carrière de nos généraux les plus aimés. Ils étaient là, capitaines ou commandants, comme Saussier qui, durant dix-sept ans à la Légion, éprouva des facultés de commandement auxquelles l’avenir réservait une si haute consécration.

De nos luttes douloureuses, la Légion eut aussi sa part. Venue en France dès le commencement d’octobre 1870, elle subit la triste fortune de l’armée de la Loire et ensuite de l’armée de l’Est. En avril 1871, elle campait à Saint-Cloud devant l’insurrection parisienne, elle menait la tête de l’attaque de Neuilly et enlevait, à elle seule, les Buttes-Chaumont. La Commune vaincue, elle quittait la France pour revenir à l’ordinaire théâtre de ses exploits, où la grande insurrection kabyle et le soulèvement du sud Oranais lui gardaient encore des lauriers.

III

Depuis 1883, la Légion, troupe d’Afrique, troupe d’Europe, est entrée en possession d’un troisième rôle : elle est devenue troupe coloniale. C’est assurément beaucoup, et comme elle est seule, dans notre système militaire, à suffire à d’aussi multiples obligations, il n’est pas sans intérêt de rechercher si on l’a créée d’assez robuste constitution pour y répondre. Montrer l’état présent de ses institutions nous permettra de conclure à tout ce qui leur manque pour sauvegarder l’exceptionnelle vitalité qu’elle tient de sa tradition passée, que nécessite encore plus impérieusement son mode d’emploi actuel, et qu’elle est en danger de perdre par l’incohérence d’une réglementation qui n’avait pas envisagé sa dernière transformation. Rien n’est d’ailleurs plus ignoré, même des militaires, que son organisation, son recrutement en hommes et en cadres, l’insuffisance de ses moyens d’instruction et de commandement, sa situation aux colonies. Après l’avoir connue et aimée, et au moment où certains projets d’armée coloniale s’emparent d’elle sans la comprendre, il nous a paru utile à sa cause glorieuse de faire luire la vérité. En ce jour baissant de nos suprématies nationales, il devient urgent de savoir si l’on veut en toutes choses se complaire aux troubles horizons précurseurs de la fin ou si l’on doit revivre en faisant effort vers la lumière ?

A dater du 1er janvier 1885, la Légion étrangère a constitué deux régiments étrangers, chacun à cinq bataillons, deux compagnies de dépôt, une section hors rang, une section de discipline.

Sur cette force, chaque régiment détache en permanence deux bataillons au Tonkin, sans liens avec leur corps dont ils ne tirent que leurs relèves, sans liens entre eux, dépendant uniquement du commandant supérieur des troupes de l’Indo-Chine. Des uns aux autres les relations se bornent donc à un va-et-vient perpétuel, le Tonkin absorbant les éléments frais, l’Algérie recueillant les débris fatigués, les détachements réclamant les combattants formés, les portions centrales vouées à la pérennité des besognes de dépôt. Une seule règle préside à ces mouvements ; l’obligation pour le corps de se sacrifier sans arrière-pensée aux seules considérations de sélection physique et militaire qu’impose une saine entente des conditions coloniales. Les bataillons du Tonkin ne peuvent, par suite, que bénéficier des meilleurs soldats, et ceci est leur droit de troupes en campagne. La règle est sage aussi qui, dans des régiments de volontaires, use du stimulant d’un tel choix comme efficace moyen de commandement. Il n’en résulte pas moins que les bataillons d’Algérie s’allègent périodiquement de leurs sujets d’élite, s’alourdissent dans une proportion équivalente des déchets du Tonkin, gardent religieusement leurs non-valeurs physiques et morales et finissent par présenter une force douteuse où les recrues, insuffisamment instruites, les incorrigibles de toute nuance, les invalides de toute catégorie usurpent, dans l’effectif, une majorité inquiétante.

Si anormale que soit, en temps de paix, une pareille situation, elle ne se révèle pas aiguë, en raison des habitudes de travail anodines de l’armée d’Afrique, de son instruction sommaire, de sa préparation de mobilisation embryonnaire ; mais qu’imaginer si les circonstances exigeaient soudain de la Légion, et simultanément, son maximum d’emploi, qu’elle reparût sur un champ de bataille d’Europe, tout en faisant face à l’insurrection arabe sans quitter son poste avancé d’extrême Orient ? Une telle supposition est-elle invraisemblable ? C’est celle de la guerre de demain, celle qui enferme tout le but à atteindre, qui marque la limite de l’effort à produire. Or, en l’état actuel, sans aucun doute possible, les troupes étrangères ne la supporteraient pas. Les vices de leur organisation trop peu étudiée y entrent pour quelque chose, et il est loisible d’y remédier, mais le service colonial en est surtout la cause, et de ce côté il n’y a pas d’atténuation possible.

Oui, la part prise par les colonies, et c’est la meilleure, il faudra encore défalquer de ce qui reste, tout ce qui n’aura ni la vigueur, ni l’instruction, ni la discipline d’un combattant d’Europe, éloigner tous les hommes des nationalités suspectes, c’est-à-dire celles dont la coalition nous menacera, et alors, que restera-t-il ? Et à quel moment s’opérera cette indispensable sélection ? Est-ce à l’heure même de la mobilisation ? En ce cas, qu’espérer d’éléments disparates, soudés vaille que vaille, au début de l’acte exceptionnellement grave qui réclame la plus impeccable cohésion, qu’on n’aborde qu’armé de toutes les prévoyances, en règle avec toutes les prévisions ? Les choses seront-elles réglées d’avance en incorporant, dans les mêmes compagnies, les seuls hommes mobilisables ? Ce sera alors ressusciter les anciens groupements par nationalité, reconnus si funestes à l’esprit de corps. Cette fois aura-t-on conquis la stabilité de mobilisation requise ? Nullement, puisque les conditions des détachements en Algérie s’opposent à leur permanence, et que leur relève annuelle remettra toujours sur le métier cette trame de Pénélope.

Il vaut donc mieux renoncer à l’appoint d’un ou deux bataillons, le moment venu, que de les obtenir au prix de l’irrémédiable désorganisation du corps qui les fournit ; et ce sera une sage mesure de cantonner à l’avenir les régiments étrangers dans leur rôle colonial, en leur laissant toute leur valeur d’occupation en Algérie, où l’on sera un jour content de les retrouver. De quelque illusion que se flatte un ministre de la guerre, il est, en effet, difficile de se figurer l’Algérie se gardant toute seule, quand s’ouvrira la prochaine guerre européenne.

Il ne l’est pas moins de douter de la gravité de la situation où une pareille éventualité placerait nos nombreuses colonies. Avec leur force armée déjà bien restreinte du temps de paix, elles ne sauraient suffire à faire face aux périls qui peuvent fondre sur elles à l’improviste. Les abandonnera-t-on sans remède quoi qu’il arrive ; n’est-il pas plus sage de leur faire une minime part dans les prévisions, en ne disposant pas pour un autre usage des dernières ressources des troupes normalement affectées à leur service ?

A une tache coloniale, comme la nôtre, de jour en jour plus ardue, il y a longtemps qu’il eût fallu répondre par la création d’une armée coloniale : nous n’avons eu jusqu’ici que des moyens de fortune, et il est à craindre que nous n’en ayons jamais d’autres. Ainsi le veulent du moins les temps que nous traversons, dont tout le génie d’invention ne consiste qu’à imiter ou à contrefaire les institutions de voisins qui ne nous ressemblent pas. Hors l’infanterie de marine et la Légion, à moins d’expéditions de toutes pièces, nous n’enverrons personne aux colonies, pas même les tirailleurs algériens dont le recrutement s’en accommoderait mal. C’est pourquoi, si réduits comme troupes coloniales, est-il au moins nécessaire que nous les ayons bonnes, spécialisées pour leur but. Par sa nature, la Légion se trouve merveilleusement appropriée à cet usage ; il est la raison d’être de la richesse de son recrutement. Toutefois il reste à mettre celui-ci en rapport avec des exigences auxquelles il ne paraît pas qu’on ait suffisamment songé.

IV

L’engagement au titre étranger est de cinq ans, et se contracte de dix-huit à quarante ans. Ces deux limites sont une erreur.

Depuis que la nécessité a été sagement reconnue de n’envoyer, dans les pays chauds, que des hommes complètement faits, en écartant d’une part les trop jeunes, que leur formation incomplète rendrait vite la proie du climat, et de l’autre les trop vieux que l’excès d’alcool ou de misère a précocement usés, l’usage s’est établi à la Légion de fixer l’âge d’admission aux détachements coloniaux entre vingt-deux et trente-cinq ans. Outre cette considération supérieure, de quelle valeur pourraient être, dans un corps exclusivement colonial, des enfants de dix-huit ans ou des barbons de quarante ? Lorsque leur âge leur permettra d’être désignés pour les colonies, les premiers n’auront plus une durée suffisante de service à courir. Ils seront donc restés une force perdue sous le rapport colonial, peut-être même bien souvent une non-valeur absolue, si l’on calcule qu’épuisés par la chaleur d’Algérie, vaincus par les marches dans le Sud, anémiés, guettés par le germe typhique, ils n’auront cessé d’encombrer les hôpitaux, pour y traîner, quand ce n’aura pas été pour y mourir. Et que dire de ces engagés de quarante ans et plus, — car aucune pièce ne justifie de leur état civil, et nous verrons que leur acceptation est souvent bien légère, — sinon que leur usure physique ne s’accorde que trop avec leur dégradation morale ?

Mélanger ces trop vieux à ces trop jeunes ne peut avoir moralement et militairement que des conséquences désastreuses, par l’ascendant d’expérience qu’exerce l’âge en tous les milieux humains, ici à l’exclusif profit du vice, où s’est formée celle de tous ces chevaux de retour.

Pour ces différentes raisons, il serait à souhaiter que les limites d’âge à l’engagement au titre étranger fussent ramenées entre vingt et trente-cinq ans. La composition des régiments étrangers y perdrait en nombre, mais sa valeur y gagnerait ; elle deviendrait rationnelle et homogène. L’État de son côté y réaliserait des économies bien entendues. Conçoit-on, en effet, un argent plus mal dépensé que celui qui entretient un noyau d’ivrognes dont la main tremblante est incapable d’ajuster un coup de feu, dont les jambes ruinées refusent le service aux premiers kilomètres, dont la tête ne s’éveille qu’à l’idée de boire et aux mauvais instincts qui lui font cortège ? N’est-elle pas incompréhensible, la législation qui permet aux plus détestables sujets, refusés à se rengager au titre français, de s’imposer à l’armée envers et contre tous, par des engagements successifs au titre étranger, jusqu’à arracher à l’Etat une pension de retraite, qu’on eût crue réservée à d’autres droits acquis ?

D’autre part, il y a beaucoup à dire sur la manière dont les bureaux de recrutement comprennent leurs devoirs, dès qu’il s’agit d’acceptations à délivrer pour la Légion. La fluctuation d’appréciations, ou la facilité d’examen, permet toujours à celui qui se donne la peine de frapper à plusieurs portes de passer au travers des mailles du filet. Si limitée que soit leur tâche à la simple constatation de l’aptitude physique, encore devraient-ils se souvenir que cette aptitude se réclame ici d’un service militaire tout spécial et particulièrement pénible. L’on est forcé de s’avouer que les choses ne se passent pas comme elles le devraient, si l’on en juge par l’étonnante proportion d’infirmes et de malingres que reçoivent les régiments étrangers, importante à ce point qu’on hésite à prononcer les réformes nécessaires, par crainte d’engager trop de responsabilités, et qu’on laisse ainsi à l’État, comme c’est l’usage, la charge de toutes ces négligences. A leur arrivée au corps, beaucoup d’engagés prétendent couramment qu’ils n’ont subi aucune visite de médecin, ou qu’ils l’ont subie sans se déshabiller. Mais l’incurie ne s’arrête pas là. L’homme examiné, accepté par le recrutement, n’est pour ainsi dire jamais conduit à la sous-intendance, où il doit contracter son engagement ; il s’y rend à sa fantaisie, et cette latitude, en permettant aux substitutions de se produire, explique seule que des hommes réformés déjà deux fois à la Légion aient pu y revenir porteurs d’un acte régulier.

A cet état de choses, les remèdes sont élémentaires : ce n’est que question d’ordre, de soin et de limitation des responsabilités. Il importe de décider que les engagements pour la Légion ne seront reçus qu’en certaines grandes villes, comme Paris, Lille, Mézières, Nancy, Épinal, Besançon, Lyon, Marseille, Nice, et d’armer chacun des bureaux de recrutement de ces villes d’états signalétiques spéciaux, dans la forme des états de mensuration dressés à la préfecture de police, concernant tous les hommes ayant déjà servi à la Légion et qu’il est prudent d’en écarter par la suite, soit pour raison de santé, soit pour raison de conduite. L’on exigerait naturellement que le trajet du bureau de recrutement à la sous-intendance se fît militairement sous la conduite d’un gradé. Enfin l’on stipulerait qu’au moment de l’embarquement à Marseille ou à Port-Vendres une nouvelle visite médicale procéderait à une dernière vérification de l’aptitude physique, avant d’engager l’État dans la dépense d’un voyage outre-mer.

Nous ne saurions cacher que notre but, en excluant le plus possible de la Légion les non-valeurs physiques, se double de l’intention d’y atteindre en même temps les non-valeurs morales. Chacun sait que les deux sujets se touchent étroitement. L’amour-propre excessif du légionnaire le fait tout bon ou tout mauvais : celui qui n’a pas la conscience de sa valeur physique et morale n’accepte pas l’effacement du déshérité ; sous les influences perverses qui s’agitent autour de lui, il descend vite l’échelle des déchéances, et croit se relever dans l’opinion générale, en s’abaissant très bas, puisqu’il n’a pas l’étoffe de paraître très haut. Plus la masse des légionnaires est excellente, disciplinée, extraordinaire de vigueur et d’entrain, admirable d’élan, moins on a le droit de la contaminer au contact d’une lie de grands chemins, sans courage et sans honneur. Du bon grain qui a su donner de telles moissons de gloire, il faut résolument séparer l’ivraie. C’est y tâcher d’abord que de serrer les conditions du recrutement aujourd’hui trop relâchées. Mais la mesure la plus efficace consistera certainement à fermer l’accès des troupes étrangères aux professionnels de conseil de guerre qui, en vertu du système actuel, y font, après chaque condamnation, leur rentrée obligée, en qualité de disciplinaires réintégrés.

Les sections de discipline des régiments étrangers se distinguent des compagnies de discipline destinées aux incorrigibles des régiments de France, mais ce n’est pas à leur avantage. Tandis qu’en effet, chez celles-ci le cadre est fixé et le régime rigoureusement réglé, celles-là changent leurs gradés tous les six mois, et n’exigent, stationnées qu’elles sont intégralement au même point, qu’un travail pour rire de leurs disciplinaires. La section de discipline de chaque régiment étranger s’alimente en principe de tous les condamnés du corps ayant achevé leur peine, et sert en outre de dernière répression, à l’égard des soldats d’un exemple dangereux qu’il importe de retrancher d’un milieu militaire. Malheureusement la ressource de cette épuration salutaire échappe au régiment dont l’effectif disciplinaire dépasse le chiffre réglementaire, ce qui l’expose à une double alternative également fâcheuse : garder ses pires sujets quoi qu’ils fassent ; ou niveler, coûte que coûte, la section au-dessous de sa limite imposée, en lui reprenant, sans y regarder de près, tout ce qu’il est possible décemment d’en tirer.

Sans hésiter, l’on peut affirmer que, dans ce système, tout est néfaste, tout est à changer. Comment la section effraierait-elle les légionnaires qui la voient de tout près, qui vivent avec ceux qui en sortent, qui savent qu’on y passe le temps commodément, rétribué sans presque travailler, dans un bon poste, à côté d’anciens camarades complaisants, toujours prêts à procurer l’alcool ou le tabac désirés ? L’idée d’une pareille répression trahit son but, puisqu’elle ne prévient pas la faute, en effrayant sur les conséquences. Si l’on songe, en revanche, à ce qu’un pareil milieu a de délétère, l’on s’explique que le disciplinaire réintégré soit devenu la plaie vive des régiments étrangers, et l’on regarde comme indispensable de fermer le cercle de discipline, à de rares exceptions près, sur ceux qui l’auront franchi. C’est une compagnie de discipline, dotée de gradés permanents, qu’il faut attribuer aux deux régiments étrangers, avec un régime de travail approprié à la répression, comme la création ou l’entretien des routes ; avec un cadre d’existence en rapport avec l’isolement nécessaire, celle de notre Sud algérien, ou, ce qui vaudrait encore mieux, celle de nos colonies les plus nouvelles, où les rudes besognes ne manquent pas et leur seraient réservées. En rendant au milieu disciplinaire tout ce qu’une telle sanction aurait de redoutable, on en éloignerait beaucoup de ceux qui y sombrent aujourd’hui avec une regrettable facilité, que ce soit du fait de l’homme lui-même, insouciant de la pente où il glisse, ou du fait de l’autorité, plus encline à user d’une répression, lorsqu’elle ne lui attribue pas une portée irrémédiable.

Les mesures de salubrité morale que nous réclamons en faveur de la Légion ne donneraient que des résultats incomplets, si la porte fermée à l’invasion des cléments dangereux continuait à s’ouvrir toute grande à la sortie des sujets de choix, ainsi que cela se pratique aujourd’hui. L’admission au rengagement dans l’infanterie de marine donne droit à une prime qui, pour cinq ans, s’élève à six cents francs ; elle ne procure aucun avantage pécuniaire s’il est contracté dans les troupes étrangères. L’on conçoit dès lors facilement qu’après leur naturalisation les meilleurs soldats quittent la Légion, quoique à regret, pour bénéficier ailleurs d’une prime qu’on leur refuse où ils sont. Ce que l’on conçoit moins aisément, c’est que des corps participant aux mêmes fatigues, voués aux mêmes risques, ne jouissent pas des mêmes privilèges, et qu’il faille attendre que la valeur de la troupe déshéritée s’en trouve compromise, pour s’apercevoir qu’on ne commet pas impunément de pareilles injustices de traitement.

V

Avoir montré ce que sont les légionnaires, c’est avoir indiqué ce que doivent être leurs officiers : à des soldats d’élite, il est naturel que correspondent des officiers de choix. L’on semble, depuis quelque temps, s’être pénétré de cette vérité au ministère de la guerre, et les nominations de ces dernières années sont pleines de promesses pour l’avenir. Mais il n’en a pas toujours été de même ; pendant longtemps la facilité déplorable avec laquelle fut conférée la nomination d’officier au titre étranger encombra les cadres de la Légion d’étrangers dont on eût bien fait de ne pas priver leur pays, et surtout de Français qu’on eût bien dû laisser à leur ornière. Elle permit de réintégrer dans l’armée beaucoup d’anciens officiers qu’elle n’avait pas sujet de regretter et qui parfois l’avaient quittée très peu volontairement ; d’entr’ouvrir une porte dérobée à certains officiers de réserve dont l’instruction ou les moyens s’étaient effrayés de la grande porte des écoles militaires ; et d’étaler la plaie du favoritisme dans un milieu militaire où il est encore plus haïssable qu’ailleurs.

En vérité, il ne peut y avoir qu’une manière de devenir officier français : c’est la voie légale et normale, qu’elle s’appelle Saint-Cyr ou Saint-Maixent ; et aux étrangers qui nous viennent de tous les pays du monde, pour la première idée qu’ils aient à se former de nous, il serait au moins étrange de leur présenter autre chose que notre beau type d’officier, dans toute sa pureté. En cette matière, le choix s’impose avec une précision d’autant plus rigoureuse, qu’aujourd’hui les officiers passent vite à la Légion. Ils y viennent attirés par l’appât d’un grade à conquérir, d’une expédition à courir, en accident de la vie militaire habituelle, qui se fait de moins en moins nomade, de plus en plus rebelle aux hasards. Il faut reconnaître que si cette pratique n’est pas pour avantager la Légion, elle ne peut avoir que d’excellents résultats généraux. L’exacte tradition de la vie de campagne se perpétue mal dans une armée, où la majorité des chefs n’y est initiée que par ouï-dire : c’est une grande force de commandement, pour un officier, quand il peut enseigner, par expérience personnelle, comment s’affronte le feu ; il lui en reste un prestige aux regards du soldat, que toute la science des livres ne lui donnerait pas. Ouvrons donc très large à nos officiers d’avenir l’accès de la Légion, mais qu’ils n’y éternisent pas leur carrière sur la d’une d’Aïn Sefra, ou dans la brousse de Cao-Bang ; qu’ils reviennent s’instruire à la grande école de guerre de notre VIe corps, après avoir appris, au contact de ces légionnaires, qui sont des hommes dans toute l’acception du terme, la pratique de l’humanité et la science du commandement.

La tâche des officiers à la Légion se complique, non seulement de la nature et du nombre des hommes placés sous leurs ordres, mais aussi de la pauvreté numérique, militaire et morale des gradés dont ils ont l’emploi. Certes, il s’en trouve d’exceptionnellement méritants, parmi ces gradés subalternes ; mais, on en consomme tant, et le hasard a souvent une telle part dans leur investiture, qu’ils n’ont pas tous, il faut bien l’avouer, la figure que commande l’autorité qu’ils détiennent et aussi le milieu où ils l’exercent.

Numériquement ils sont insuffisants, parce que, aux compagnies des troupes étrangères qui atteignent à 250 hommes, on mesure les cadres sur le pied des compagnies de France dont l’effectif est de 100 hommes. C’est déjà peu ; mais, où la situation devient intolérable, c’est que ces cadres, déjà si réduits, ne peuvent jamais être au complet. Les régiments étrangers ont, en effet, l’obligation de fournir à leurs détachements coloniaux les relèves de cadres nécessaires, avant qu’il soit procédé au rapatriement des gradés arrivés au terme de leur séjour aux colonies. Toutefois, il leur est interdit de les remplacer dans leurs propres cadres, qui restent ainsi ouverts, pour recevoir les futurs rapatriés ; et comme ceux-ci, en touchant terre, bénéficieront d’un congé de convalescence, les vacances s’éterniseront, durant de longs mois, au grand préjudice des compagnies d’Algérie. A coup sûr, il serait inadmissible d’autoriser ces compagnies à maintenir leurs gradés au complet réglementaire, comme en usent celles du Tonkin, puisque ce serait accepter le double excédent des cadres en route pour l’aller et le retour. Mais ne pourrait-on les doter du complet de guerre, en sous-officiers et caporaux, comme la permanence de leur effectif de guerre le réclame en droit strict ? De la sorte, l’écart serait moins choquant cuire les moyens d’instruction nécessaires et ceux si cruellement dérisoires dont nos compagnies étrangères sont obligées de s’accommoder.

Quand on songe que des compagnies de dépôt, fortes souvent d’un millier d’hommes, ne sont pas mieux partagées en instructeurs naturels, l’on s’effraie des résultats d’une instruction aussi problématique, ou plutôt on ne trouve pas assez d’admiration à témoigner à ces commandants de compagnie qui, à force de dévouement et d’ingéniosité acharnés, en face des quatre-vingts recrues, la plupart ignorants de notre langue, qui leur viennent chaque semaine, arrivent, avec rien, à en faire des soldats ! Nous avons sous les yeux l’état des militaires ayant été affectés, à un titre quelconque et au cours de l’année 1895, à une compagnie de dépôt : les chiffres sont instructifs. La compagnie a compté 1 789 hommes de troupe lui ayant appartenu, 2 130 subsistants du corps, 207 subsistants étrangers, et 738 prisonniers au titre du gîte et geôlage : c’est un total de 4 864 hommes ayant figuré sur ses contrôles, ayant eu part à son administration.

Si l’on parle maintenant de la valeur militaire de ces cadres, on la trouve bien disparate, et l’on aurait mauvaise grâce à s’en étonner, devant la variété de leur recrutement, de leurs aptitudes et de leurs pérégrinations. Le peloton spécial des élèves caporaux, qui est loin d’en être l’unique pépinière, possède une tenue d’instruction ne le cédant en rien à celle des élèves caporaux de nos régiments de France. Malheureusement ses ressources sont toujours inférieures aux besoins, autant par suite des éliminations résultant de l’ignorance de la langue française ou de hautes convenances morales, qu’en raison des hésitations des compagnies à se dégarnir à son profit de leurs meilleurs sujets, dans la crainte d’aliéner tous leurs moyens d’instruction. Ces instructeurs de compagnie, qu’on ne peut dès lors exclure des nominations, concourent donc, avec les élèves du peloton spécial, pour les places de caporaux, et cela n’est pas trop juste ni très réglementaire, attendu que les services qu’ils ont pu rendre ne compensent pas l’infériorité de leur savoir. Quoi qu’il en soit, ils peuvent encore compter parmi les choix heureux, quand on se reporte aux caporaux promus aux colonies, au hasard glorieux sans doute, mais aveugle, d’une expédition ou d’un fait de guerre. Il en naît beaucoup de ces surprises, infiniment trop, qui encombrent les cadres d’incapacités incorrigibles.

Si encore ils en restaient là, ils se dissimuleraient dans une pénombre relative, mais le choix colonial est impitoyable et transforme en sous-officiers des sujets chez qui une heure de bravoure compense mal l’absence de valeur de toute une vie. Ils se traînent alors, sans volonté, sans prestige, à la remorque de fonctions qui les écrasent, dominés par l’intelligence de ceux qu’ils devraient commander, obéissants plutôt qu’obéis, et, si la propreté morale leur manque par surcroît, comble d’abaissement, dans leur autorité ridiculisée.

Aussi bien ne peut-il être que néfaste à l’instruction militaire de tous les gradés, le régime des colonies, où l’exercice est inconnu, les théories lettre morte, et où la tactique le plus souvent consiste à cheminer en file indienne, sur une digue, ou au long d’abrupts sentiers par les bois. Les caporaux, venus de la portion centrale, y perdent tôt leur qualité d’instructeurs, et lorsqu’ils regagnent l’Algérie, leur temps terminé, avec d’autres galons bien gagnés, ils ont oublié tout ce qu’ils avaient appris.

Sans doute par permutation ou par changement de corps, la Légion s’enrichit parfois de quelques sous-officiers de France, mais le nombre en est si restreint qu’on ne peut les compter dans l’évaluation de ses ressources. Il y aurait cependant, de ce côté, quelque attention à porter, en attribuant le caractère d’une mesure périodique à ce qui n’est aujourd’hui qu’un accident ; ce serait donner satisfaction à la légitime ambition de faire campagne qui tourmente beaucoup de nos sous-officiers en même temps qu’infuser un sang nouveau et très riche à ces cadres subalternes, si appauvris par leurs charges multiples, de nos troupes étrangères. La considération morale qui inspire cette proposition n’échappera à personne, si l’on réfléchit à ce qu’il faut de volonté et de dignité de caractère au sous-officier qui, transplanté dans ce milieu, doit s’y maintenir en perpétuel exemple des vertus militaires. Que lui reste-t-il à cet homme, pour reposer les aspirations de son cœur de la vie bruyante de la caserne, de sa dépense de forces journalières, de la fatigue de l’incessant coudoiement humain ? Ira-t-il, comme en nos garnisons de province, accueilli dans une famille de braves gens, même au risque d’un mariage peu fortuné, y retremper son honnêteté native, y retrouver l’illusion des douceurs familiales ? Aura-t-il la distraction mouvante des rues flambantes de nos grandes villes, leurs théâtres attrayants, l’amusant imprévu des quotidiennes rencontres, ou le lien trop prévu d’une tendresse de fortune ? Rien de ces choses en Algérie, rien dans les postes du Tonkin.

Beaucoup sombrent, hélas ! ils n’étaient pas d’étoffe ; l’alcool les prend surtout et les ruine petit à petit. A certains le passé est si lourd à porter ! Mieux vaut, qui sait, l’hébétude voulue de la conscience assoupie, que la claire perception de la chute irrémédiable ! L’on comprend, si peu qu’il faille insister, que, de toutes les indigences dont soutirent les cadres inférieurs de la Légion, la pauvreté morale ne soit pas la moins préoccupante.

VI

Comme toute situation issue de circonstances pressantes, accommodée hâtivement aux besoins du moment et conservée ensuite dans sa forme provisoire, celle de la Légion au Tonkin pèche par une organisation trop rudimentaire. La faute en remonte à bien des causes, dont la principale sera toujours l’empressement inconsidéré de devancer les événements, en substituant l’occupation régulière à la conquête, avant que celle-ci soit terminée. Imposées par des considérations budgétaires, les réductions d’effectif ont été prématurées, et nos troupes, incapables d’affirmer numériquement leur supériorité, ne l’ont maintenue qu’à force de mobilité et vivent sur un pied d’expédition perpétuelle.

La Légion a donc gardé ses postes de combat sur la frontière, ce qui condamne les détachements à un éparpillement préjudiciable à l’action régulière du commandement. Il est certain qu’en l’état actuel, les dures obligations d’un fractionnement excessif laissent parfois les chefs de bataillon inutiles et relégués derrière le rideau sans fin de leurs postes disséminés. Il n’est pas douteux non plus que les quatre bataillons, aujourd’hui livrés à eux-mêmes, gagneraient à être groupés sous le commandement de l’un des colonels des régiments étrangers. A leur administration suffirait un seul conseil éventuel, tandis qu’aujourd’hui chaque bataillon a le sien. L’unité de direction, par la mise en commun des ressources, amènerait, au point de vue de l’instruction et de l’installation, de rapides et nécessaires améliorations. Pour la bonne marche des choses militaires, rien ne compense l’absence d’une autorité suffisamment élevée, proportionnée en prestige au chiffre des combattants à conduire. Elle apporte à la défense des intérêts dont elle a la garde le poids d’une personnalité déjà en vue, d’une expérience justifiée, et l’indépendance d’une carrière déjà faite, sans appréhension d’avenir à compromettre. A tous ces titres, il y a place au Tonkin pour l’un des colonels des troupes étrangères ; il serait non seulement injuste de le leur refuser plus longtemps, mais la bonne entente du service semble faire de cette mesure le point de départ de l’organisation à rechercher, pour nos troupes étrangères détachées en Indo-Chine. Étant de ceux qui croient à l’action personnelle du chef, bien plus qu’à l’influence des réglementations, quelque éclairées qu’elles soient, nous commençons par réclamer instamment ce chef, nous rapportant au commandement supérieur du soin d’en tirer tout le parti désirable, tant en raison des difficultés du moment, qu’en vue des meilleures conditions de stabilité à poursuivre.

Quelles que soient les nécessités de défense d’une colonie et le plan qui leur corresponde, les troupes qui y concourent en permanence ont droit à une répartition logique de leur effectif, qui leur permette d’entretenir leur valeur militaire, de se reposer de leurs fatigues, et de refaire leur cohésion. Le fractionnement par secteurs a l’avantage de répondre à une telle conception : les groupements s’en allant diminuant du centre à la périphérie, et le groupement principal demeurant dans la main du chef, comme une école d’instruction, où les éléments viendraient à leur de rôle se retremper après leur dispersion. A mesure que les circonstances le permettront, il serait à souhaiter qu’un tel système pût être appliqué à la Légion, qui, dans l’émiettement dont elle souffre, voit les liens hiérarchiques se relâcher, l’action du commandement s’annuler, et s’alanguir sa force vive dans le farniente colonial. Sur cette terre d’Extrême-Orient qu’elle a si généreusement arrosée de son sang, il est certain qu’on ne lui marchandera aucune bienveillance de traitement, dans l’intérêt de sa vitalité, de son bien-être et des services qu’elle est encore appelée à rendre à la France. C’est pourquoi il nous semble, en ce qui concerne l’heureuse solution des desiderata que nous formulons pour elle, ne pouvoir plus éloquemment plaider sa cause, en terminant cette étude, qu’en rappelant comment elle se comporta au siège de Tuyen-Quan.

Une colonne composée de deux compagnies de Légion et d’une compagnie et demie d’infanterie de marine, sous les ordres du colonel Duchesne, avait reçu pour mission de dégager Tuyen-Quan trop serré par les Pavillons-Noirs, et d’en relever la petite garnison. C’était fait. Les Chinois, culbutés à Yuoc, avaient aussitôt disparu, le vide s’était fait subit autour du poste, jusqu’en des profondeurs de campagne où depuis longtemps nos reconnaissances n’osaient plus s’aventurer. Devant cette accalmie, la colonne Duchesne n’avait plus qu’à rétrograder, emmenant l’ancienne garnison de Tuyen-Quan ; elle partait le 23 novembre. A cette même date, le commandant Dominé prenait possession d’un commandement dont il allait faire une des illustrations de nos armes.

Le poste dont il va avoir la garde est une vieille citadelle carrée, avec flanquement d’une demi-tour sur chaque face ; elle s’adosse par le sud à la Rivière-Claire, dominée dans toutes les autres directions par des hauteurs boisées, dont un mamelon s’approche même à 300 mètres de l’enceinte. Au bord même de la rivière, mais serré peureusement contre l’enceinte, un village annamite encore habité par une centaine d’êtres errants, épaves de cette terre dévastée que la guerre va repousser encore. Telle est la bicoque. Pour la défendre, deux compagnies de Légion, une de tirailleurs tonkinois, trente et un artilleurs de marine, huit sapeurs du génie, et quatre canons de montagne. En outre, la canonnière la Mitrailleuse, ancrée devant la porte sud, concourt à la défense de ce côté.

Cependant tout est calme aux environs du poste. Des bruits circulent, des rassemblements ennemis continuent à être signalés, on ne précise rien, il faut attendre : l’on sent seulement une lourdeur de menaces dans l’air. Le 4 décembre, cinquante Pavillons-Noirs se montrent à 2 000 mètres de la redoute. Il devient évident que la ceinture de forêts qui enserre Tuyen-Quan abrite de gros mouvements de troupes chinoises. Le 7, la prévision se trouve confirmée par une compagnie de Légion lancée en découverte qui bouscule 500 Chinois, à 5 kilomètres vers le sud-ouest. Dominé n’a pas attendu les événements. Le 24 novembre, il a déclaré l’état de siège, composé le conseil de défense et le comité de surveillance des approvisionnements. On apporte dans la place les matériaux d’une pagode démolie, on remue la terre, on organise des abris, on blinde les magasins. Devant la menace d’un siège pied à pied, il paraît impossible d’abandonner à l’ennemi ce mamelon qui verrait dans la place à 300 mètres. Le sergent Bobillot reçoit l’ordre d’y construire un blockhaus. L’ouvrage est terminé en cinq jours. Mais déjà le fer est croisé, les adversaires se tâtent, avant de s’engager à fond. Il devient nécessaire de percer les desseins de l’ennemi, en évaluant ses forces ; une grosse reconnaissance est chargée de déchirer le voile. Elle s’aventure à plusieurs kilomètres, engage un véritable combat et a quelque peine à reconquérir sa ligne de retraite.

Maintenant les Chinois ont amorcé leur travail, ils murent la place dans une circonvallation, dont la ligne s’appuie à des villages solidement fortifiés. Le 26 janvier, ils inaugurent le bombardement, en incendiant le village annamite. Le blockhaus est attaqué par trois colonnes ; mais le sergent Léber, de la Légion, les tient à distance. Une autre colonne essaie de se glisser, défilée par les berges de la rivière ; la canonnière qui a pris son poste de combat la crible de mitraille. Les Chinois ont échoué partout ; cependant leur ligne d’investissement est poussée à 500 mètres de la place, l’attaque pied à pied se dessine de plus en plus, et, pendant plus d’un mois, le bombardement ne se ralentira plus.

Ce fut le 30 janvier que le petit blockhaus fut évacué. L’ennemi en était à sa deuxième parallèle et l’avait poussée à moins de 100 mètres. Il s’y précipita avec des cris de triomphe, aussitôt le dernier légionnaire parti ; une grêle de projectiles vint l’en balayer, et, de tout le jour, il n’osa rentrer dans sa conquête.

Toutefois, à partir de ce moment, il avance rapidement, sa ligne gagne toujours, touche presque à la citadelle, vers l’ouest principalement. La banquette de cette face n’est plus tenable ; on la protège par une traverse en bois dur, que les Chinois, armés de grappins, s’essaient à tirer bas. De la rive gauche du fleuve, leur feu éprouve singulièrement les marins de la canonnière et les tirailleurs tonkinois ; il y a de ce côté plusieurs attaques de vive force énergiquement repoussées. Le bombardement redouble d’intensité : nous sommes obligés de ménager nos munitions, mais nos tireurs de position travaillent juste ; tout Chinois qui se montre a de leurs nouvelles.

Sur la plaine flottent les pavillons multicolores qui jalonnent la ligne d’investissement, leurs flammes se rapprochent toujours plus menaçantes, quelques-unes lèchent presque le rempart. L’ennemi remue la terre si près de nous, que nos factionnaires ne peuvent plus voir par-dessus le mur, sans un danger mortel ; on ressuscite à leur usage les mâchicoulis d’une autre époque. Malheureusement, dans ce bout-portant continuel, les coups ne pardonnent guère, les blessés sont nombreux ; trop souvent le sinistre brancard passe, escorté d’une grêle de balles jusqu’au magasin transformé en ambulance. Sur son toit, la mort crépite encore, et, du dernier asile de leur mince tas de paille, ceux qu’elle a touchés s’en vont, vaincus par ce mal du fer qui les poursuit de sa chaude haleine de poudre, du flagellement de ses éclats sifflants. Toul à l’heure on les couchera dans une fosse hâtive, simplement roulés dans une natte, sans l’honneur d’un cortège, sans autre prêtre que leur capitaine pour murmurer la dernière prière. Néanmoins leurs funérailles auront été grandioses, le canon aura tonné sur eux, ils dormiront à jamais à l’ombre de la citadelle illustre.

Le 10 février, les galeries de mine de l’ennemi sont si avancées, que des ordres, pour le couronnement de la brèche, au cas d’une explosion, sont donnés à toute la garnison. Bobillot ouvre deux contre-galeries. Le 11, les mineurs chinois et français sont face à face, le Chinois blesse le légionnaire Maury d’un coup de revolver, mais Bobillot comble l’ouverture et monde la mine. Le 12, une première mine éclate sans faire écrouler le mur, la brèche n’est pas praticable. Le 13, à trois heures du matin, nouvelle explosion : le saillant sud-ouest saute ; on court aux armes, un feu terrible s’engage sur la broche, puis, dans l’obscurité, on se hâte d’élever un retranchement quelconque. Nos pertes sont graves, et l’un de nos morts, précipité par l’explosion, gît, sur le dos, à 10 mètres de l’autre côté du rempart. Le caporal Beulin demande l’autorisation d’aller le chercher ; elle lui est accordée. Alors, tandis que le mur se garnit d’une poignée d’hommes qui ouvrent un feu violent sur la tranchée chinoise, Beulin, aidé de quatre légionnaires de bonne volonté, sort, ramasse le corps et rentre, avec son lugubre trophée, devant les Chinois stupéfaits de cet héroïsme, acclamé de tous les défenseurs de Tuyen-Quan.

Cependant, du sud à l’ouest, les galeries de mine se multiplient ; le but des Chinois ne s’explique que trop, ils veulent détruire à la fois le rempart sur une longue étendue. Dominé décide d’y répondre par la construction d’une deuxième citadelle, avant que l’enceinte de la première n’ait disparu. En cette imminence de péril, personne ne self raie de la grandeur du plan, soixante légionnaires travaillent jour et nuit, le réduit s’élève.

Les événemens se précipitent. Le 17, le capitaine Dia, des tirailleurs tonkinois, est tué. Le 18, Bobillot est blessé. L’on sent que le dénouement est proche. Le 22 février, à six heures du matin, trois mines sautent, une portion de 60 mètres de mur s’écroule. Le capitaine Moulinay s’élance pour garnir la brèche que les Chinois franchissent, lorsqu’une nouvelle explosion se produit. Le capitaine et douze hommes sont tués, le sous-lieutenant Vincent et vingt-cinq hommes blessés. Les assauts se succèdent furieux ; l’ennemi attaque en même temps par le nord ; toutes ces tentatives échouent, et aussitôt, sous la direction personnelle de Dominé, aussi calme que si la place ne venait pas d’être mise à deux doigts de sa perte, il est procédé à la réfection des brèches. L’âme du chef est passée dans celle des soldats, on comprend la gravité de la situation, on veut vendre chèrement sa vie. Dans la nuit du 24, par une obscurité profonde, les Chinois escaladent les brèches et percent sur plusieurs points la ligne de leurs retranchements incomplètement terminés. Le sergent-major Hurbaud, de la Légion, se jette à leur rencontre, avec une section de piquet ; il est blessé, le sergent Thévenet lui succède et tombe à son tour ; la section recule, la citadelle est forcée, quand le capitaine Cattelin accourt avec la réserve générale, fait sonner la charge et refoule l’ennemi, la baïonnette aux reins. Il est quatre heures, les bombes, les fusées allument la nuit de lueurs de bengale, il y a un vent de balles qui passe, nos clairons sonnent avec rage, les gongs, les tam-tams s’agitent frénétiquement ; aux cris sauvages des Chinois répondent les hurrahs des légionnaires, c’est une scène indescriptible, dans son horreur fantastique.

Le 25, une mine saute encore, l’enceinte est une ruine. Enfin le 28, la mine du milieu de la face sud projette, en éclatant, d’énormes masses de maçonnerie à plus de 60 mètres ; c’est un signal d’assaut général. Pendant quatre heures, l’on se fusille à bout portant, l’on s’aborde à l’arme blanche, la fureur est inouïe, les Chinois jettent des pétards, des sachets de poudre dans la figure des défenseurs, rien n’y fait : les légionnaires sont inexpugnables et l’attaque brisée perd pied, abandonnant les brèches couvertes de ses morts. Mais déjà s’entendait, dans la direction de Yuoc, le canon de la colonne libératrice, l’espoir rentrait au cœur des assiégés, et la France conservait cette poignée de héros.

Voilà la Légion !

Si on ne compte plus les services qu’elle nous a rendus, on ne peut pas davantage, sans elle, envisager l’avenir. Dans ce mouvement d’expansion lointaine qu’on ne limite plus à sa guise, dès qu’on en a été saisi, et où nous sommes entraînés, elle reste l’assise fondamentale de nos forces coloniales. Déjà le contingent volontaire de l’infanterie de marine baisse d’inquiétante façon. Avec son organisation tout d’une pièce, l’écrasante proportion de ses appelés d’un an, notre armée de terre a perdu l’aptitude aux expéditions outre-mer. Dans notre état militaire qui peut mettre la nation en mouvement, il n’y a plus de soldats pour marcher. Sachons donc garder intacte la rare force combattante, que nous ayons à jeter immédiatement dans tous les hasards, accordons-lui la sollicitude dont elle est digne, les institutions rationnelles qui lui sont nécessaires. Son rôle ne peut que grandir. Est-il impossible de trouver la suffisante prévoyance, pour mettre son organisation en rapport avec ce rôle, sauvegarder sa valeur menacée, l’outiller pour porter toujours plus haut la lourde gloire de son passé, lui rendre enfin ce qu’on lui doit, dans son intérêt et surtout dans le nôtre ?


Colonel, Vicomte de VILLEBOIS MAREUIL.


  • [1] Journal de marches et opérations des régiments étrangers. La Légion étrangère, par le général Grisot et le lieutenant Coulombon. — Journal de siège de Tuyen-Quan. — Conférences de garnison faites par le lieutenant Camps sur Son-Tay et Tuyen-Quan.

[2] Voyez la Revue du 15 juillet 1878.

Exercice SARRABERE de la 4e compagnie du 2e REI

https://www.dlem.terre.defense.gouv.fr/

La 4e compagnie du 2e REI devient, pour quatre prochaines mois, la 1e compagnie du DLEM

La 4e compagnie du 2e Régiment étranger d’infanterie, commandée par le capitaine Vincent LABAT, est arrivée à Mayotte le 29 novembre. Après quelques rapides prises de consignes et perceptions indispensables auprès de leurs homologues du DLEM, il fallait aussitôt montrer le meilleur lors de l’exercice SARRABERE, et ce malgré la chaleur accablante de ce début de l’été austral.  

Servant d’évaluation initiale des compagnies infanterie du DLEM, cet exercice teste les compétences de l’unité en tir, en secourisme de combat et en contrôle de foule ainsi que l’aptitude individuelle des cadres et légionnaires à suivre le stage d’aguerrissement au Centre d’Instruction et d’Aguerrissement Nautique (CIAN). L’objectif final consiste à valider l’aptitude de la compagnie à assurer les missions qui lui seront confiées au cours de quatre prochains mois ; lutte contre l’immigration clandestine dans le cadre de l’opération NEPHILA, protection des îles Glorieuses, exercice de mise en pratique du plan « évènements météorologiques dangereux » (EMD), garde des emprises du DLEM sur Petite et Grande terre, etc.

En plus de ce volet opérationnel, les cadres et légionnaires du 2e REI seront également heureux de partager avec leurs camarades du DLEM de nombreux moments de cohésion, de convivialité et de fraternité lors des festivités traditionnelles de Noël.

D'office à la Légion en Indochine

Dimanche, 06 Février 2022 08:32

COMBAT DE CAMERONE - Campagne du Mexique Puebla (Souvenirs d'un Zouave) - Louis Noir - 1867

Campagne du Mexique Puebla (Souvenirs d'un Zouave) – Louis Noir - 1867

 

Les cavaliers du colonel Milan. — Un partisan hardi.- Trois millions à piller. - Du courage au poids. - A travers champs. - Un coup d'audace. - Une mort immortelle. Exterminés ! -

 

La garnison d'Orizaba attendit les renforts avec une stoïque résignation ; peu à peu les régiments envoyés d'Afrique débarquèrent à la Véra-Cruz et furent dirigés vers l'intérieur. La légion étrangère, qui arriva l'une des premières, fut employée à renforcer ces postes disséminés entre notre port de débarquement et Orizaha : elle facilita le service de protection des convois. Une de ses compagnies se signala par une lutte héroïque qui rappelle les plus beaux temps de la Grèce et de Rome. On peut fouiller les annales de tous les peuples, on n'y trouvera pas un plus beau fait d'armes. Quelques centaines d'hommes de la légion étaient établis au Chiquihiate, défilé important. Souvent de" compagnies partant de ce point, rayonnaient autour de la redoute pour fouiller le pays et le purger des guérillas qui l'infestaient.

Le 30 avril, une compagnie de soixante hommes capitaine Danjou, se portait sur Palo-Verde, bourg distant de six lieues.

Ce détachement, parti un peu après minuit, devait arriver à destination avant l'aurore ; il avait mission de s'assurer qu'aucune bande n'occupait la route, car ce jour-là on attendait un convoi d'argent considérable : trois millions de francs environ.

Jusqu'à Palo-Verde, on ne rencontra pas un seul juariste, le capitaine Danjou fit mettre sac à terre et ordonna à son monde de préparer le café. L'aube commençait à poindre.

Bientôt les feux flambèrent, les soldats s'assirent autour des marmites et préparèrent le café du matin ; chacun se chauffait en cassant son biscuit dans son petit gamelon. On devisait joyeusement en serrant de près les foyers, car la brise était fraîche.

Soudain le cri : aux armes ! retentit. En un instant tous sont sur pied : le café bouillant est renversé, les sacs sont bouclés, et la compagnie se range en bataille.

Six cents cavaliers débouchaient des rues de Palo-Verde, en face duquel nous étions établis.

La situation était grave. Notre poignée d'hommes avait dix lieues à faire sous le feu et les charges d'une cavalerie dix fois supérieur en nombre ; la compagnie se mit en défense, les deux parties s'observèrent.

Les guérillas qui étaient en vue obéissaient à un partisan, hardi, le colonel Milan ; c'était un homme de guerre habile, rusé, fertile en ressources et en expédients, qui maniait admirablement ses cavaliers. Il avait appris qu'un courrier chargé de piastres d'or était dirigé sur Orizaba, et il avait conçu le plan de l'enlever. Plusieurs escadrons, appelés par lui, furent concentrés à une petite distance d'un poste français, auquel il sut cacher la présence, de ses troupes avec une rare adresse.

Pas un Indien n'avait pu pénétrer jusqu'à nos camps pour nous annoncer la présence de ce corps nombreux.

Milan-inspirait une grande confiance à ses soldats ; il avait galvanisé sa troupe en exagérant l'importance du butin à recueillir ; du reste il était homme à entraîner son monde par l'exemple de son audace, et sa troupe se composait des brigands les plus déterminés de tout l'empire.

Ces bandits de profession, habitués à braver le péril quand il s'agissait de piller, n'étaient point, il est vrai, des militaires intrépides, mais ils avaient cette détermination des coupe-jarrets émérites qui sont exaltés par l'espérance d'une prise énorme.

Le courage de ces sortes de gens -peu s'évaluer au poids de l'or.

Les juaristes manœuvrèrent pour se porter contre notre petite compagnie qu'ils, voulaient exterminer, afin d'avoir le champ libre pour s'emparer du convoi attendu ; mais les légionnaires se jetèrent au milieu des broussailles qui s'étendaient à droite de la route ; ils se couvrirent d'une arrière-garde de quelques tirailleurs adroits, et ils battirent en retraite à travers champs.

C'était une excellente manœuvre.

Milan essaya en vain de se lancer contre la compagnie ; les chevaux se heurtaient aux buissons que nos fantassins tournaient facilement ; de plus le feu de nos tireurs fit éprouver des pertes à l'ennemi, et on le vit disparaître avec l'intention évidente de nous couper la retraite un peu plus loin en s'emparant d'un des villages que nous devions traverser.

La colonne française se dirigea sur Tamasonne sans être inquiétée ; elle s'attendait à- trouver le village occupé, mais le détour qu'avait dû prendre Milan ne lui avait pas permis de nous devancer ! il parut sur notre droite au moment où nous atteignions les maisons.

Le capitaine Danjou, espérant intimider l'ennemi et se dégager par un acte d'énergie, marcha contre les guérillas.

Malheureusement les juaristes étaient des hommes aguerris : il se replièrent d'abord, laissant les Français s'éloigner du bourg ; quand ils jugèrent suffisante la distance qui séparait notre colonne des maisons, ils firent volte-face, enveloppèrent la compagnie, lui coupant toute retraite, puis ils s'abattirent sur elle tous ensemble en poussant des cris sauvages.

Six cents cavaliers forment un fort régiment, et chacun a pu juger de l’espace que couvre un régiment de cavalerie ; c'est une masse énorme d'hommes et de chevaux.

Nos légionnaires s'étaient froidement formés en cercle ; pour les petites troupes, ce mode de défense est préférable au carré ; les guérillas furent reçues par un feu nourri et bien dirigé ; ils s'arrêtèrent à vingt pas des baïonnettes.

Milan voulut enfoncer le cercle avec un groupe d'élite ; mais les chevaux, piqués aux naseaux, se cabrèrent et renversèrent leurs cavaliers.

Les escadrons se replièrent.

Le capitaine Danjou profita de ce premier succès pour escalader avec sa colonne un talus dominant la route ; puis il se lança sur le village. dispersant et chassant devant lui, dans les rues, les pelotons désorganisés qui s'opposaient à sa marche; il gagna ainsi une sorte de ferme que l'on voyait naguère encore dans l'état où la lutte l'avait réduite. Voici, en deux mots, le plan de cette construction qu'il faut connaître pour comprendre les péripéties du drame qui va se dérouler.

Que l'on s'imagine une cour parfaitement carrée, chaque côté ayant soixante-trois mètres de long, un mur formant trois faces, un bâtiment formant la quatrième face.

La compagnie entra par la porte principale du bâtiment et s'en empara ; Milan, avec cent hommes qu'il avait rallié et qu'il avait fait mettre à pied, pénétra en même temps dans la ferme par une petite porte basse à l'extrémité de l'aile droite. Par bonheur cette aile ne communiquait avec la cour que par une fenêtre, tandis que la partie occupée par nous avait deux entrées sur cette cour ; si bien que nous pûmes y descendre, ce qui fut impossible à l'ennemi. Nos soldats se fractionnèrent en différents postes qui s'établirent aux entrées 'de chaque face et les défendirent ; une partie monta sur les toits.

Comme par une convention tacite, le feu était resté suspendu pendant ces préparatifs ; chacun s'occupait de s'installer dans les parties de la ferme où il avait réussi à pénétrer.

L'ennemi laissa ses meilleurs tireurs à la fenêtre de l'unique chambre de leur aile qui eût vue sur la cour ; ces hommes avaient mission de décimer les défenseurs des portes. Mais ceux-ci dirigèrent une fusillade si juste et si nourrie contre cette fenêtre, que les juaristes n'osèrent s'y montrer ! ils tiraient d'une main peu sûre de l'intérieur de la chambre.

Les cavaliers qui avaient quitté leurs chevaux entouraient la ferme de toutes parts, et ils l'attaquèrent avec rage après une sommation qui fut repoussée.

L'espace à défendre était si grand que les assaillants purent sans peine couronner les murs sur les points mal gardés ; de là ils déchargeaient leurs armes sur nous.

On courait à eux et on les repoussait, mais ils reparaissaient ailleurs. Bientôt nous eûmes des blessés et des morts, le capitaine Danjou fut tué presque au début.

Le lieutenant Vilain prit le commandement. La défense continua avec une grande énergie sous cet officier, doué d'une bouillante valeur ; il courût à chaque groupe, et à ses hommes grisés déjà par les ardeurs de la lutte et l'odeur de la poudre, il fit jurer de s'immortaliser par une mort sublime.

Cet appel à l'héroïsme fut entendu

A cette époque, tous les régiments du corps expéditionnaire étaient saisis d'une fièvre d'émulation ; la gloire du 99e de ligne, dont trois compagnies avaient étonné le monde par le fabuleux combat de Cero-Borego, excitait l'envie de toute l'armée ; un ardent désir de se signaler brûlait dans les cœur-.

Les courages étaient montés à un degré surhumain.

- Les lauriers du 99e empêchent tous mes autres bataillons de dormir, - disait souvent le général Lorencez.

Et cette soif d’honneur fit accomplir des prodiges.

Jusqu'à midi les hommes de Milan furent maintenus à bonne distance ; malgré leur énorme supériorité ; ils n'osent donner l'assaut. Tout à coup le tambour bat ; les légionnaires croient à l'arrivée d'un secours ; ils voient près de trois bataillons ennemis déboucher des rues devant la ferme.

Rien de plus dangereux pour le moral d'une troupe que la désillusion ; cependant les assiégés ne se laissent pas abattre, ils saluent ironiquement les forces nouvelles de l’ennemi par des hourras de défi. A partir de ce moment, la lutte prendra un singulier caractère de grandeur.

Les juaristes, piqués par les appels insolents des nôtres se lancent contre la ferme ; ils Reçoivent à vingt, puis à dix pas, deux décharges sous lesquelles ils s'arrêtent, tourbillonnent et s'enfuient. Cinquante cadavres jonchent le sol ; une clameur de triomphe salue la déroute des assiégeants.

Un légionnaire aperçoit un officier juariste qui se relève ; il court à lui, lui enlève ses armes et sa coiffure, puis il rentre auprès de ses camarades, qui le couvrent de bravos.

Le large chapeau du capitaine ennemi est planté sur le toit en signe de dérision. Milan, malgré ces échecs, s'acharne contre cette bicoque si bien défendue ; il ranime le courage des fantassins, il les ramène au feu.

Deux brèches sont ouvertes à coups de pioche ; une dans un mur de la cour; l'autre, qui élargit la fenêtre de la chambre occupée par les juaristes ; ceux-ci nous criblent alors facilement par ces deux ouvertures.

La compagnie tient bon; mais, en trois heures elle perd son lieutenant et les deux tiers de son effectif.

Milan juge enfin que l'heure d'en finir est venue. Il forme ses bataillons en colonnes, mais l'infanterie refuse d'avancer ; les baïonnettes des quelques survivants étincellent de chaque côté des brèches, et les juaristes redoutent ces armes si terribles en nos mains.

Milan fait alors entasser de la paille devant la ferme et y met le feu. La fumée nous aveugle ; notre tir devient incertain. Nous perdons encore une dizaine d'hommes.

Le colonel ennemi, qui nous sait aux abois, essaye de nous intimider ; il nous dénombre ses forces et offre quartier. Monsieur Maudet, un officier volontaire qui s'était joint en amateur à la reconnaissance, lui répond en arborant un drapeau noir formé d'un lambeau de tunique.

Milan fait alors défier ses troupes devant les brèches, leur montre la compagnie exterminée ; les blessés et les morts encombrant la cour ; le peu de Français survivants exténués par la chaleur, la faim, la fatigue et la soif ; il harangue ses compagnies, demande les plus braves pour former les têtes de colonne ; il donne à ses cavaliers démontés la mission d'entraîner les fantassins hésitants) puis enfin lui-même se jette en avant

Les légionnaires usent leurs dernières cartouches, repoussent la première colonne à l'arme blanche ; mais de toutes parts les murs sont envahis, et, dans une mêlée à l'arme blanche, presque tous les légionnaires périssent, broyés par la masse qui Ies étreint. Monsieur Maudet et sept hommes se jettent dans un hangar, s'y barricadent ; pendant dix minutes, cette escouade tient toutes les forces ennemies en échec. Enfin la dernière amorce est brûlée.

Alors monsieur Maudet et ses hommes démolissent les barricades et tombent, la baïonnette en avant, sur les troupes qui remplissaient la cour ; ils essuient une déchargé épouvantable et sont achevés à coups de sabre.

Un soldat avait reçu vingt-huit balles.

"Le dernier qui tomba fut monsieur Maudet, blessé à mort.

Alors, pour employer la magnifique expression d'un poète :

Le combat cessa, faute de combattants.

Cinq cent douze Mexicains jonchaient le sol, morts ou mourants. - Quant à la compagnie française, elle avait vécu : mais son souvenir ne périra jamais !

CAMARON - Episode de la guerre du Mexique - Récit du Capitaine Maine écrit par L. Louis – Lande

BNF

 

Parler de l’expédition du Mexique aujourd’hui, c’est la condamner. L‘or et le sang de la France gaspillés en pure perte, nos arsenaux vidés jusqu’à l’épuisement, la retraite précipitée de nos troupes au premier signe de mécontentement des Etats-Unis, la mort tragique de Maximilien d’Autiche, notre protégé, la ruine de tant de braves gens qui, sur la foi des discours officiels, avaient cru à la solidité des valeurs mexicaines, les conséquences trop tôt vérifiées d’une folle entreprise qui nous laissait affaiblis désormais en face de notre véritable ennemi, jusqu’à la défection de l’homme qui s’y était acquis richesses et honneurs, tout cela pour nous résume une des plus douloureuse de notre histoire. Il ne faudrait pas pourtant dépasser la mesure et, par un sentiment exagéré, payer d’ingratitude ceux qui, tous les premiers victimes des faux calculs d’une politique d’aventure, allèrent par-delà les mers soutenir du nom français. Partis au nombre de quelques milliers, chargés de conquérir et d’occuper à eux seuls la surface d’un pays cinq fois plus grand que le nôtre, ayant à lutter tout ensemble contre les surprises d’un climat meurtrier et les embûches des guerilleros, nos soldats furent au Mexique ce qu’ils avaient été en Afrique, en Crimée, en Italie, inaccessibles à la crainte, aux fatigues et aux privations. Qu’on feuillette les bulletins militaires, on ne trouvera pas un jour dans cette longue campagne de quatre ans qui n’était été témoin d’un ou plusieurs combats, souvent heureux, parfois contraires, livrés d’ordinaire à la suite de marches écrasantes ou contre des forces dix fois supérieures. Il y eut là, sur cette terre lointaine, des prodiges inouïs de valeur, de constance, de dévouement à la patrie et au drapeau ; un souffle d’héroïsme semblait avoir passé dans tous les rangs, et tel fait d’armes à peine connu, comme la prise du Borrego ou la défense de Camaron, aussi glorieux que Mazagran, non moins beau que les Thermopyles, mériterait de devenir légendaire dans notre jeune armée.

L'armée française venait de lever le siège de Puebla et s'était repliée sur Orizaba, serrée de près par les troupes victorieuses. Cette ville est dominée par le Cerro del Borrego, autrement dit la montagne de l'Agneau, haute de 400 mètres environ et si abrupte qu'on n'avait pas cru d'abord nécessaire de l'occuper. Dans la soirée du 13 juin seulement, une des deux compagnies du 99" de ligne placées en avant-garde de ce côté reçut l'ordre de s'en emparer au plus tôt : mais déjà un corps de 3,000 ennemis, tournant par les bois, avait gravi la position et s'y était retranché avec quelques pièces d'artillerie. A minuit, le capitaine Détrie commence l'escalade.

Les ténèbres étaient si épaisses qu'on ne distinguait rien à deux pas ; les hommes, sac au dos et dans le plus grand silence, grimpaient à la file, en s'aidant des pieds et des mains, le long de ce mur à pic qui, même en plein jour, avait paru inaccessible. Enfin, après des efforts surhumains, ils touchaient au premier palier du Cerro, quand une décharge imprévue, partie des broussailles, leur révèle la présence de l'ennemi. Détrie fait mettre sac à terre et entraîne sa petite troupe à la baïonnette ; en même temps, pour tromper l'ennemi sur ses véritables forces, il ordonne à ses deux clairons de sonner sans relâche : lui-même, enflant la voix, il feint d'avoir à commander tout un corps d'armée imaginaire, appelle les officiers par leurs noms, les bataillons par leurs numéros, et les lance en masse à l'assaut. Les Mexicains reculent en désordre, on les poursuit ; mais à mesure qu'on avance ils se reforment et réapparaissent plus nombreux. Pendant plus d'une heure, on lutte ainsi pied à pied ; mais il est à craindre que l'ennemi, s'apercevant enfin de notre petit nombre, ne parvienne à nous envelopper. Détrie arrête ses hommes, les embusque et leur recommande de rester en place sans tirer ; le bruit du combat a sans aucun doute attiré l'attention des nôtres demeurés dans le bas, et l'on peut compter sur un prompt secours. En effet, vers trois heures et demie du matin, arrive l'autre compagnie commandée par le capitaine Leclère, et toutes les deux réunies reprennent l'offensive. En vain les Mexicains reviennent-ils deux fois à la charge et font pleuvoir sur les assaillants un feu terrible ; délogés de toutes les crêtes, attaqués corps à corps, ils lâchent pied et se débandent. Saisi de panique à son tour, le gros de leurs troupes, qui campait dans la plaine, s'empresse de lever le siège ; 140 soldats français avaient mis en fuite une armée.

Cette surprise coûta aux vaincus 300 tués ou blessés, dont un grand nombre d'officiers supérieurs, 200 prisonniers, trois obusiers de montagne, trois fanions et un drapeau ; nos pertes ne dépassaient pas 6 morts et 28 blessés. Le capitaine Détrie, qui, par sa vigueur et sa présence d'esprit, avait décidé du succès, fut en récompense promu chef de bataillon. Nommé capitaine tout récemment, il portait encore sur sa tunique, en montant au Borrego, les simples galons de lieutenant.

A Camaron, le dénouement ne fut pas aussi heureux pour nos armes, mais il est des échecs qu'on ne donnerait pas pour des victoires.

J'ai eu l'honneur de connaître un des rares survivants de cette affaire. Quarante-cinq ans environ, la taille plutôt petite que moyenne, le teint bistré, les yeux petits et vifs, les traits ouverts, énergiques, dans les gestes cette allure un peu brusque que garde toujours l'ancien militaire sous l'habit bourgeois, tel est au physique le capitaine Maine, aujourd'hui en retraite. A sa joue, marquée d'une balle qu'il reçut en Crimée et qui lui fait comme une large fossette, à la rosette d'officier ornant sa boutonnière, sans peine on reconnaît qu'il a dû passer par de rudes épreuves. Souvent prié de nous raconter l'épisode de Camaron, il s'y refusait toujours, non par fausse modestie sans doute, mais ce souvenir, disait-il, si honorable qu'il fût, ne laissait pas de lui être pénible. Un soir pourtant, comme nous le pressions, il dut cédera nos instances, et c'est son récit, religieusement écouté, que j'ai essayé de reproduire.

I.

« Nous faisions partie des renforts de toutes armes envoyées à la suite du général Forey après l'échec de Puebla. Le régiment étranger, qui avait fait si souvent parler de lui en Algérie, allait trouver au Mexique de nouvelles occasions de se distinguer.

Sitôt débarqués, nous avions été dirigés sur l'intérieur : notre 3e bataillon s'était arrêté à la Soledad, à huit lieues environ de Vera-Cruz; les deux autres, avec le colonel Jeanningros, avaient continué jusqu'à la chaîne du Chiquihuite, en bas duquel ils s'étaient établis, tenant ainsi la route qui de Vera-Cruz mène à Gordova.

Le Chiquihuite est pour ainsi dire le premier gradin qui sépare les Terres-Chaudes des Terres-Tempérées. Vous connaissez déjà par la carte l'aspect particulier du territoire mexicain : on l'a comparé fort exactement à une assiette renversée qu'on recouvrirait d'une soucoupe également renversée, les deux rebords de l'assiette et de la soucoupe figureraient, l'un la zone des Terres-Chaudes, qui comprend tout le littoral et qui s'enfonce d'une vingtaine de lieues dans l'intérieur du pays; l'autre, la zone intermédiaire, dite des Terres-Tempérées ; l'espace plane situé au sommet formerait la troisième zone, celle des Terres-Froides ou hauts plateaux. Ainsi que la plupart des noms de lieux au Mexique, Chiquihuite a un sens précis et signifie en langue indienne une hotte ou mannequin comme en portent nos chiffonniers ; par sa Corme en effet, la montagne rappelle assez bien un de ces paniers retournés.

Quoi qu'il en soit, dès notre arrivée le colonel s'était empressé d'établir à certaine hauteur, sur les premières pentes de la chaîne, un poste d'observation, de là on dominait une partie de la plaine et principalement Paso del Macho, le pas du mulet, où s'étendaient nos avancées. Une longue-vue, mise à la disposition des soldats du poste, leur permettait de fouiller au loin la campagne, alors infestée par les bandes mexicaines et de signaler sans retard tout mouvement suspect.

Un mois s'était déjà écoulé sans grave incident, et j'étais précisément de garde sur la montagne avec deux escouades de ma compagnie, commandées par un sergent, quand, le 29 avril, vers onze heures du soir, l'ordre nous vint de rallier aussitôt nos camarades qui campaient dans le bas.

Dès que nous eûmes rejoint, on prit le café, et vers une heure du matin la compagnie se mit en marche.

Juste au même instant, un immense convoi militaire concentré à la Soledad s'apprêtait à quitter ce point à destination de Puebla, dont le second siège était commencé depuis plus de deux mois ; nous étions chargés d'aller à sa rencontre et d'éclairer tout le terrain en avant de lui entre le Chiquihuite et la Soledad.

Une belle compagnie que la nôtre, la 3e du Ier, comme on dit à l'armée, et qui passait à bon droit pour une des plus solides de la légion ! Il y avait là de tout un peu comme nationalité, c'est assez l'habitude du corps, des Polonais, des Allemands, des Belges, des Italiens, des Espagnols, gens du nord et gens du midi, mais les Français étaient encore en majorité. Comment ces hommes, si différais d'origine, de mœurs et de langage, se trouvaient-ils partager les mêmes périls à tant de lieues du pays natal ? Par quel besoin poussé, par quelle soif d'aventures, par quelle série d'épreuves et de déceptions ? Nous ne nous le demandions même pas ; mais la vie en commun, le voisinage du danger, avaient assoupli les caractères, effacé les distances, et l'on eût cherché vainement entre des éléments aussi disparates une entente et une cohésion plus parfaites. Avec cela tous braves, tous anciens soldats, disciplinés, patients, sincèrement dévoués à leurs chefs et à leur drapeau.

Nous comptions dans le rang au départ 62 hommes de troupe, les sous-officiers compris, plus 3 officiers : le capitaine Danjou, adjudant-major, le sous-lieutenant Vilain et le sous-lieutenant Maudet, porte-drapeau, qui, bien qu'étranger à la compagnie, avait obtenu de faire partie de la reconnaissance.

Notre lieutenant, malade, resta couché au camp du Chiquihuite. Nous avions la tenue d'été : petite veste bleue, pantalon de toile, et, pour nous garantir du soleil, l'énorme sombrero du pays en paille de latanier, dur et fort, qui nous avait été fourni par les magasins militaires. Nos armes, comme celles des autres troupes du corps expéditionnaire, étaient la carabine Minié à balle forcée, alors dans tout son prestige, et le sabre-baïonnette.

Deux mulets nous accompagnaient, portant des provisions de bouche.
Au bout d'une heure de marche environ, nous atteignîmes Paso del Macho, sur le bord d'un grand ravin sinueux, au fond duquel coule un torrent. Ce poste était occupé par une compagnie de grenadiers sous le capitaine Saussier; une vieille tour en ruines, dominant le ravin, pouvait servir tout à la fois de lieu d'observation et de refuge. Nous n'y demeurâmes qu'un instant ; les officiers échangèrent quelques mots, puis se serrèrent la main, et après avoir franchi le torrent sur une étroite passerelle, d'un pas relevé, nous continuâmes notre chemin.

Nous suivions sur deux rangs serrés le milieu de la route ; il faisait pleine nuit encore, et le terrain, fort accidenté dans cette partie, couvert de bois et de hautes broussailles, pouvait cacher quelque embuscade. A certains endroits, des deux côtés de la voie, s'étendaient de larges éclaircies faites dans l'épaisseur du fourré par la hache ou l'incendie lors du passage des convois. Quant à la route elle-même, jamais réparée, défoncée par les pluies torrentielles de l'hiver, par le défilé incessant des voitures et des caissons, elle était presque impraticable, et il nous fallait cet instinct que donne l'habitude de la marche dans les pays vierges pour ne pas rouler tout à coup dans des trous ou des ornières profondes comme des précipices.

Au point du jour, nous approchions du village de Camaron, en espagnol écrevisse, il tire ce nom bizarre d'un petit ruisseau qui coule à quelques centaines de mètres et qui, paraît-il, abonde en crustacés d'une grosseur et d'une saveur sans pareilles.

Comme presque tous les villages aux alentours, celui-ci était complètement ruiné par la guerre. D'ailleurs il ne faudrait pas se méprendre sur l'importance du dégât : un méchant toit de chaume fort bas qui descend presque jusqu'à terre, soutenu tant bien que mal par deux ou trois pieux mal dégrossis ou quelques branches d'arbres, parfois une poignée de boue pour boucher les trous, voilà ce qui constitue l'habitation d'un Indien, et si elle risque de s'écrouler dès qu'on a le dos tourné, du moins n'en coûte-t-il pas beaucoup pour la rebâtir. Les maisons vraiment dignes de ce nom et solidement construites sont toujours la grande exception.

Camaron n'en comptait qu'une alors : c'était, sur le côté droit de la route, un vaste bâtiment carré, mesurant à peu près 50 mètres en tous sens et construit dans le goût de toutes les haciendas ou fermes du pays. La façade, tournée vers le nord et bordant la route, était élevée d'un étage, crépie et blanchie à la chaux, avec le toit garni de tuiles rouges. Le reste se composait d'un simple mur très épais, fait de pierres et de torchis et d'une hauteur moyenne de 3 mètres. Deux larges portes s'ouvrant à la partie ouest donnaient accès dans la cour intérieure, nommée corral : c'est là que chaque soir, en temps ordinaire, on remise les chariots et les mules, par crainte des voleurs, toujours très nombreux et très entreprenants dans ces parages comme dans tout le Mexique.

Nous entrâmes. La maison était vide : point de meubles ; seules, quelques vieilles nattes pourries, des débris de cuir gisant à terre laissés là par les muletiers de passage. En face et de l'autre côté de la route, il y avait encore deux ou trois pauvres constructions à demi écroulées et désertes, elles aussi.

Au sortir du village, le gros de la compagnie se partagea en deux sections, l'une à droite, l'autre à gauche, pour battre les bois ; le capitaine, avec une escouade en tirailleurs et les deux mulets, continua de suivre la route. Rendez-vous était donné pour tout le monde à Palo-Verde, taillis vert, lieu où les convois s'arrêtent d'ordinaire à cause d'une fontaine qui est proche et qui fournit une eau excellente.

De fait, après une assez longue course sous-bois, comme nous n'avions trouvé nulle part trace de l'ennemi, nous nous rabattions sur Palo-Verde. A cet endroit, le terrain, qui s'élève légèrement, est entièrement dégarni dans un rayon de plusieurs centaines de mètres ; mais la forêt reprend bientôt plus verte et plus touffue que jamais.

Nous marchions déjà depuis plus de six heures ; il était grand jour, et le soleil, dardant tous ses feux, nous promettait une chaude journée. On fit halte. Des vedettes sont placées autour de la clairière en prévision d'une surprise, les mulets sont déchargés, et le caporal Magnin part pour la fontaine avec une escouade.

Un grand hangar en planches, couvert de chaume, était établi sous un bouquet d'arbres, à l'abri du soleil. Tandis qu'une partie des hommes coupe du bois, prépare le café, d'autres s'étendent pour dormir.

Une heure ne s'était pas écoulée, l'eau bouillait dans les gamelles, et l'on y mettait le café, quand, du côté de Camaron et sur la route même que nous venions de quitter, deux ou trois de nous signalèrent quelque chose d'anormal.

La poussière montait vers le ciel en gros tourbillons. A cette distance et sous les rayons aveuglants du soleil, il n'était pas facile d'en distinguer davantage. Pourtant nous n'avions rencontré personne en chemin, et, si quelque mouvement de troupes avait dû se produire sur nos derrières : on nous en eût avertis tout cela ne nous présageait rien de bon.

Le capitaine avait pris sa lorgnette. Aux armes ! l'ennemi ! s'écria-t-il tout à coup. Et en effet, avec la lorgnette, on les apercevait fort bien. C'étaient des cavaliers ; coiffés du chapeau national aux larges bords, ils avaient, selon la coutume, déposé leur veste sur le devant de la selle et allaient ainsi en bras de chemise.

Comme nous l'apprîmes plus tard, depuis plusieurs jours déjà une colonne des libéraux, forte de près de 2,000 hommes, tant cavaliers que fantassins, et commandée par le colonel Milan, était campée sur les bords de la Joya, à environ deux lieues de notre ligne de communication, guettant le passage du convoi. Une chose les avait attirés surtout l'annonce de 3 millions en or monnayé, enfermés dans les fourgons et que le trésor dirigeait sur Puebla pour payer la solde des troupes assiégeantes. Grâce à leur parfaite connaissance des lieux et à l'habileté vraiment merveilleuse qu'ils déploient pour couvrir leurs marches, au camp du Chiquihuite on ne soupçonnait même pas la présence d'une pareille force sur ce point.

Par contre, toute la campagne était remplie de leurs éclaireurs.

Aussi la compagnie n'avait pas encore quitté Paso del Macho, que déjà notre marche était signalée, et 600 cavaliers montaient en selle pour nous suivre. Ils nous accompagnèrent toute la nuit, à certaine distance et à notre insu. On avait compté nos hommes ; on les savait peu nombreux ; craignant eux-mêmes que leur position n'eût été éventée, les Mexicains avaient résolu de nous enlever pour ne point manquer le convoi.

Au premier cri d'alarme, on donne un coup de pied dans les gamelles, on rappelle en grande hâte l'escouade de la fontaine, on recharge les bêtes, et moins de cinq minutes après nous étions tous sous les armes. Pendant ce temps, les Mexicains avaient disparu.

Evidemment une embuscade se préparait sur nos derrières le mieux était en ce cas de revenir sur nos pas et de chercher à voir de plus près l'ennemi auquel nous avions affaire.

Nous quittons Palo-Verde en colonne, précédés d'une escouade en tirailleurs ; mais alors, au lieu de suivre la route, sur l'ordre du capitaine la compagnie prend par la droite et s'engage sous-bois.

Nous y trouvions ce double avantage de dissimuler nos mouvements et de pouvoir à l'occasion repousser plus facilement les attaques de la cavalerie libérale.

Le bois s'étendait à l'infini dans la direction de la Joya. Au-dessus des buissons et des touffes de hautes herbes montaient, reliés les uns aux autres par de longues lianes tombant en guirlandes, les magnolias, les lataniers, les caoutchoucs, les acajous, tous les arbustes rares, toutes les essences précieuses de cette nature privilégiée.

Parfois le fourré devenait si épais qu'il fallait s'y ouvrir un chemin avec le tranchant du sabre-baïonnette. Çà et là couraient d'étroits sentiers, connus des seuls indigènes.

Nous marchions depuis plus d'une heure sans avoir même aperçu l'ennemi. Sorti l'un des premiers de l'École de Saint-Cyr, jeune encore, estimé des chefs, adoré des soldats, le capitaine Danjou était ce qu'on appelle un officier d'avenir.

Grièvement blessé en Crimée et resté manchot du bras gauche, il s'était fait faire une main articulée dont il se servait avec beaucoup d'adresse, même pour monter achevai. Autant que son courage, ce qui le distinguait surtout c'était cette sûreté, cette promptitude du coup d'œil qu'on ne trouvait jamais en défaut. Ce jour-là il portait sur lui une carte du pays, très complète, dressée à la main par les officiers de l'état-major français, et qu'il consultait souvent. A quelque distance, en face de nous, coulait la rivière, profondément encaissée entre ses deux bords à pic et gardée sans doute par un ennemi nombreux ; s'engager davantage pouvait paraître dangereux ; il nous fit faire volte-face et tendre de nouveau vers Camaron.

Au moment même où nous débouchions sur la route, à 300 mètres environ du pâté de maisons, un coup de feu parti d'une fenêtre vint blesser l'un de nos camarades à la hanche.

La compagnie s'élance au pas de course ; à l'entrée du village elle se dédouble, tourne par les deux côtés simultanément et se retrouve à l'autre bout sans que rien de nouveau ait confirmé la présence de l'ennemi. Nous nous arrêtons, l'arme au pied, tandis qu'une escouade fouille soigneusement les maisons. En même temps, comme il fait très chaud et que la soif commence à nous tourmenter, des hommes avec leurs bidons descendent vers un petit ravin, situé à quelques pas sur la droite et où l'on trouve quelquefois de l'eau dans les creux du rocher. Par malheur la saison des chaleurs était déjà arrivée, et nous dûmes rester sur notre soif.

Dans le village, on eut beau chercher, l'adroit tireur ne s'y trouva plus : sans doute quelque vedette ennemie qui avait fui à notre approche.

Nous reprîmes alors la route du Chiquihuite. Nous allions encore une fois partagés en deux sections, une sur chaque flanc, le capitaine avec les mulets et une escouade au centre, plus une escouade d'arrière-garde à 100 mètres de distance.

A peine avions-nous fait quelques pas, nous aperçûmes tout à coup, sur un monticule à droite et en arrière de nous, les cavaliers mexicains massés, sabré au poing et s'apprêtant à charger. Ils avaient remis leurs vestes de cuir sur leurs épaules et nous les reconnûmes très bien ; le coup de feu de leur vedette les avait appelés.

A cette vue, le capitaine Danjou, ralliant les deux sections et l'escouade d'arrière-garde, nous fait former le carré pour mieux soutenir la charge ; au milieu de nous étaient les mulets; mais les deux maudites bêtes, pressées de tous côtés et regrettant leur ancienne liberté d'allures, sautaient, ruaient, faisaient un train d'enfer ; force nous fut de leur ouvrir les rangs, et ils partirent au triple galop dans la campagne, où ils n'allaient pas tarder à être capturés.

Les ennemis avaient sur nous l'avantage du lieu, car le terrain, plane et dégarni aux abords de la route, favorisait les évolutions de leur cavalerie ; au petit pas, ils descendirent le coteau, se séparèrent en deux colonnes afin de nous envelopper, et, parvenus à 60 mètres, fondirent sur nous avec de grands cris.

Le capitaine avait dit de ne point tirer : aussi les laissions-nous venir sans broncher, le doigt sur la détente ; un instant encore, et leur masse, comme une avalanche, nous passait sur le corps ; mais au commandement de feu une épouvantable décharge, renversant montures et cavaliers, met le désordre dans leurs rangs et les arrête tous nets. Nous continuions le tir à volonté. Ils reculèrent.

Sans perdre de temps, le capitaine nous fait franchir un petit fossé garni d'une haie de cactus épineux, formant clôture, qui bordait la route sur la gauche et remontait jusqu'à Camaron. Outre que cet obstacle devait arrêter l'élan de la seconde charge, nous espérions atteindre les bois, dont on apercevait la lisière à 400 ou 500 mètres de là, et sous leur couvert regagner Paso del Macho sans encombre. Le tout était d'y arriver.

Par malheur, une partie des Mexicains nous avait déjà tournés par le nord-est de l'hacienda ; les autres avaient essayé de franchir la haie de cactus, mais leurs chevaux pour la plupart s'étaient dérobés.

Une seconde fois, nous nous formâmes en carré, et comme les assaillants étaient moins nombreux, comme ils ne chargeaient plus avec le même ensemble, nous soutînmes cette attaque encore plus résolument que la précédente. Ils reculèrent de nouveau.

Cependant notre situation devenait critique. Rejoindre les bois ? il n'y fallait plus songer : l'hacienda au contraire était peu éloignée ; avec du sang-froid, du bonheur aussi, nous pouvions nous y réfugier et tenir derrière les murs, jusqu'à l'arrivée probable d'un secours.

Le parti du capitaine fut bientôt pris ; sur son ordre nous mettons la baïonnette au canon, puis à notre tour, tête basse, nous fonçons sur les cavaliers groupés devant nous ; mais ils ne nous attendent pas et détalent comme des lièvres. Si le Mexicain fait preuve souvent en face des balles d'un courage incontestable, et même un peu fanfaron, il semble que tout engagement à l'arme blanche soit beaucoup moins de son goût.

Du même élan, nous franchissons la distance qui nous sépare de la ferme et nous pénétrons dans le corral ; puis chacun s'occupe d'organiser la défense. L'ennemi ne se voyait plus ; terrifié de notre impétuosité toute française, il s'était réfugié de l'autre côté du bâtiment.

A défaut de portes depuis longtemps absentes, nous barricadons tant bien que mal les deux entrées avec des madriers, des planches et tout ce qui nous tombe sous la main.

Nous avions songé d'abord à occuper la maison tout entière, mais nous n'en eûmes pas le temps ; d'ailleurs nous n'étions pas en nombre. Déjà l'ennemi, revenu en avant, avait envahi les deux premières chambres du rez-de-chaussée par où l'on communiquait avec l'étage supérieur. Une seule restait libre, située à l'angle nord-ouest et ouvrant à la fois sur le dehors et sur la cour. Nous nous hâtâmes d'en prendre possession.

Dans l'intérieur du corral et à gauche de la seconde entrée s'élevaient deux hangars en planches, adossés à la muraille ; le premier complètement fermé et à peu près intact ; l'autre, celui du coin, tout ouvert, à peine abrité d'un toit branlant et soutenu par deux ou trois bouts de bois portant sur un petit mur de briques crues à hauteur d'appui. En face, à l'angle correspondant, un hangar semblable avait existé autrefois, mais la charpente avait disparu, et il ne restait plus que le soutènement de briques, à demi ruiné ; au même endroit s'ouvrait dans le mur d'enceinte une brèche déjà ancienne, assez large pour laisser passer un homme à cheval.

Par les soins du capitaine Danjou, une escouade fut placée à chacune des deux entrées ; deux autres occupèrent la chambre avec mission de surveiller les ouvertures du bâtiment qui donnaient sur la route ; une autre fut chargée de garder la brèche. Un moment on voulut créneler le mur qui faisait face aux portes d'entrée ; mais il était si épais, si bien construit de paille, de sable et de cailloux qu'on n'y put percer que deux trous, à grand ‘peine ; personne n'y demeura. Enfin le sergent Morzicki, un Polonais, fut envoyé sur les toits avec quelques hommes pour observer les mouvements de l'ennemi. Le reste de la compagnie prit place en réserve entre les deux portes, ayant l'œil à la fois sur les quatre coins de la cour et prêt à se porter partout où le danger deviendrait trop pressant.

Ces dispositions prises, nous attendîmes fièrement l'attaque ; il pouvait être en ce moment neuf heures et demie.

II.

Jusque-là on avait tiraillé de part et d'être, échangé quelques coups de feu, mais sans que l'ennemi en prît occasion pour s'engager à fond. Au contraire il Semblait hésiter à commencer l'attaque, et nous n'étions pas loin de croire qu'il se retirerait. Nous fûmes vite détrompés.

Morzicki venait d'être aperçu tandis qu'il s'avançait sur les toits, au-dessus des chambres occupées par l'ennemi. Un officier mexicain, son mouchoir blanc à la main, s'approcha lui-même jusqu'au pied du mur extérieur et, parlant en bon français, au nom du colonel Milan nous somma de nous rendre : « Nous étions trop peu nombreux, disait-il : nous allions nous faire inutilement massacrer ; mieux valait nous résigner à notre sort et déposer les armes, on nous promettait la vie sauve. »

Ce parlementaire était un tout jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans ; fils d'un Français, du nom de Laisné, établi depuis longtemps capitaine du port à Vera-Cruz, il avait passé lui-même par l'école militaire de Chapultepec, près Mexico. J'eus occasion de le connaître plus tard et, comme tous mes camarades, je n'eus jamais qu'à me louer de sa bienveillance et de son humanité.

Pour le moment, il avait grade de capitaine et remplissait les fonctions d'officier d'ordonnance auprès du colonel Milan.

Morzicki était descendu pour nous apporter les propositions de l'ennemi ; le capitaine le chargea de répondre simplement que nous avions des cartouches, que nous ne nous rendrions pas.

Alors le feu éclata partout à la fois ; nous étions à peine un contre dix, et, si l'attaque eût été dès lors vigoureusement conduite, je ne sais trop comment nous eussions pu y résister. Heureusement nous n'avions affaire qu'à des cavaliers ; forcés de mettre pied à terre, embarrassés par leurs larges pantalons de cheval, peu habitués d'ailleurs à ce genre de combat, ils venaient, séparément ou par petits groupes, s'exposer à nos balles cylindriques qui ne les épargnaient point ; nous savions tirer.

A vrai dire, ils n'étaient pas seuls à souffrir, car nous nous trouvions nous-mêmes fort imparfaitement abrités, et déjà plusieurs des nôtres étaient tombés, tués ou blessés. Dans la chambre surtout, la lutte était épouvantable : les Mexicains essayaient de l'envahir du dehors, en même temps, ceux qui occupaient les chambres voisines s'étaient mis à percer de meurtrières les murs et les plafonds ; les défenseurs, ainsi pressés, commençaient à faiblir.

Calme, intrépide au milieu du tumulte, le capitaine Danjou semblait se multiplier. Je le reverrai toujours avec sa belle tête intelligente où l'énergie se tempérait si bien par la douceur ; il allait d'un poste à l'autre, sans souci des balles qui se croisaient dans la cour, encourageant les hommes par son exemple, nous appelant par nos noms, disant à chacun de ces nobles paroles qui réchauffent le cœur et rendent le sacrifice de la vie moins pénible, et même agréable, au moment du danger. Avec de pareils chefs, je ne sais rien d'impossible.

Vers onze heures, il venait de visiter le poste de la chambre et lui-même avait reconnu qu'on n'y pourrait plus tenir longtemps, quand, regagnant la réserve, il fut atteint d'une balle en pleine poitrine ; il tomba en portant la main sur sa blessure. Quelques-uns de nous coururent pour le relever, mais le coup était mortel ; le sang sortait à flots de sa poitrine et ruisselait sur le sol. Le sous-lieutenant Vilain lui mit une pierre sous la tête ; pendant cinq minutes encore ses yeux hagards roulèrent dans leur orbite, il eut deux ou trois soubresauts convulsifs, puis son corps se raidit, et il expira sans avoir repris connaissance.

Quelque temps avant de tomber, il nous avait fait promettre que nous nous défendrions tous jusqu'à la dernière extrémité : nous l'avions juré.

Sur ces entrefaites, la chambre était évacuée. Les Mexicains, à coups de crosse, étaient parvenus à enfoncer une porte intérieure qui unissait cette pièce aux autres du rez-de-chaussée et d'où ils fusillaient nos hommes à bout portant ; ceux-ci furent contraints de se retirer, mais de quatorze qu'ils étaient au début, il n'en restait plus que cinq qui allèrent renforcer les divers postes de la cour.

Le sous-lieutenant Vilain prit le commandement qui, comme titulaire, lui revenait de droit ; petit, fluet, les cheveux blonds frisés, presqu'un enfant, il sortait des sous-officiers et n'avait que six mois de grade ; un brave cœur du reste, et qui ne boudait pas devant le danger.

La défense continua. Les Mexicains étaient maîtres de la maison tout entière, mais ils ne jouirent pas longtemps de leur avantage.

Embusqués dans la cour, nous dirigions contre toutes les ouvertures un feu si vif et si précis qu'ils durent quitter la place à leur tour, le premier étage d'abord, puis le rez-de-chaussée. Dès lors ils n'y reparurent que par intervalles et en petit nombre ; mais à peine une tête, un bras, un bout d'uniforme apparaissait-il dans l'encadrement d'une porte ou d'une fenêtre qu'une balle bien dirigée châtiait cette imprudence.

Vers midi, on entendit au loin la voix du clairon. Nous n'avions pas encore perdu tout espoir et nous pûmes croire un moment que des Français venaient à notre secours ; déjà même, frémissants de joie, nous nous apprêtions à sortir du corral pour courir au-devant de nos camarades : soudain battirent les tambours, ces petits tambours bas des Mexicains, au roulement rauque et plat comme celui du tambour de basque, jouant une sorte de marche sautillante, toute différente de nos airs français et à laquelle nous ne pouvions plus nous méprendre.

C'était l'infanterie du colonel Milan qui s'annonçait : laissée au matin dans le campement de la Joya, avertie plus tard du combat engagé à Camaron, elle venait ajouter le poids de ses armes dans une lutte déjà trop inégale.
Morzicki nous avait rejoints et combattait avec nous dans la cour ; souple comme un jaguar et s'aidant pour grimper des moindres aspérités de la muraille, il alla reprendre sur les toits son poste périlleux d'observation. Il aperçut, massée en avant de l'hacienda, toute cette infanterie.

On n'y comptait pas moins de trois bataillons forts de 400 hommes en moyenne et portant chacun le nom du district où ils avaient été levés : Vera-Cruz, Cordova, Jalapa.

Comme il arrive toujours dans une armée improvisée ,-et c'était le cas pour les Mexicains, l'ensemble du costume et de l'équipement laissait beaucoup à désirer; pourtant, sous ce-désordre, on sentait percer une préoccupation méritoire de bonne tenue et de régularité. Les hommes du bataillon de Vera-Cruz avaient tous, ou presque tous, le large pantalon et la veste de toile grise à liséré bleu, pour coiffure le grand chapeau de paille ; Cordova ne différait que par la couleur de la toile qui était bleue ; Jalapa, le mieux habillé des trois, avait également le pantalon de toile grise, la veste bleue ouverte par devant, et au lieu du sombrero mexicain le képi, avec l'indispensable couvre-nuque tombant sur les épaules. Le plus grand nombre chaussaient des brodequins en cuir fauve lacés sur le cou-de-pied ; les autres avaient conservé leurs sandales ou guaraches à semelles de cordes, assez semblables aux espadrilles espagnoles.

Les chefs étaient vêtus à peu près de même façon, sauf la qualité plus fine de l'étoffe : pantalon à liséré bleu ou rouge, tunique de campagne à petites basques, ornée de boutons d'or sur le devant, avec l'attente sur chaque épaule. Tous les officiers supérieurs portaient la botte molle et le revolver à la ceinture.

Quant à la cavalerie, elle se composait surtout d'irréguliers, - guérilleros, dans l'appareil le plus ordinaire au cavalier mexicain et que tout le monde connait : aux jambes, des caleçons de peau collants, ouverts de bas en haut, s'évasant sur le pied et garnis le long de la couture d'une triple rangée de boutons métalliques, autour des reins la ceinture de laine rouge, le gilet et la veste de cuir, agrémentés à profusion de soutaches et de broderies d'argent, sur la tête le chapeau de feutre gris aux vastes ailes horizontales qu'entoure la toquilla, large galon d'argent ou d'or; puis des éperons démesurés, d'énormes étriers de bois, en forme de sabots carrés, recouverts de métal, la lourde selle à pommeau; tout cela faisait un curieux contraste avec la taille de leurs chevaux, peu élevés pour la plupart, mais d'une vigueur remarquable et merveilleusement dressés.

Un escadron seul portait l'uniforme militaire : tunique de drap bleu à petits pans, pantalon bleu terminé par le bas de cuir, buffleteries blanches ; képi et couvre-nuque ; c'étaient des dragons. Du reste toutes ces troupes étaient supérieurement armées, avec des armes perfectionnées de provenance américaine : aux cavaliers, le sabre, le revolver et le mousqueton ; bon nombre de guerilleros avaient aussi la lance ; aux fantassins, la carabine rayée et le sabre-baïonnette.

En vérité, il ne leur manquait plus que du canon !

Nous nous regardâmes sans mot dire ; dès ce moment nous avions compris que tout était perdu et qu'il ne nous restait plus qu'à bien mourir. Pour comble de malheur, le vent ne portait pas dans la direction de Paso del Macho, d'où le capitaine Saussier et ses grenadiers, entendant la fusillade, n'auraient pas manqué d'accourir à notre aide.

Cependant Morzicki avait été vu de nouveau, et pour la seconde fois le chef des Mexicains nous fit sommer de nous rendre. Le sergent était encore tout bouillant de la lutte ; ivre de poudre et de colère, il répondit en vrai soldat, par un mot peu parlementaire, mais qui du moins ne laissait plus de doute sur nos intentions, puis il se hâta de descendre et traduisit sa réponse au sous-lieutenant Vilain qui dit seulement : « Vous avez bien fait, nous ne nous rendrons pas. »

Au même instant, l'assaut commença. Le premier élan des Mexicains fut terrible ; ils se ruaient de tous côtés pour pénétrer dans la cour, criant, hurlant, vomissant contre nous les imprécations et les injures, avec cette abondance qui leur est propre en pareil cas et que facilite encore l'inépuisable richesse du vocabulaire espagnol : « Dehors les chiens de Français ! A bas la canaille ! A bas la France ! Mort à Napoléon ! » Je ne puis tout répéter.

Pour nous, calmes, silencieux, chacun à notre poste, nous ajustions froidement, ne tirant qu'à coup sûr et quand nous tenions bien notre homme au bout du fusil : les plus avancés tombaient ; le flot des assaillants oscillait d'abord, puis reculait en frémissant, mais pour revenir à la charge aussitôt après. A peine avions-nous le temps de glisser une nouvelle cartouche au canon, ils étaient déjà sur nous. Leurs officiers surtout étaient magnifiques d'audace et de bravoure.

Rentrés en force dans le corps de logis, les uns s'occupaient d'ouvrir avec des pics et des pinces dans le mur du rez-de-chaussée une large brèche sur la cour. En même temps, d'autres s'étaient établis derrière la partie du mur d'enceinte qui faisait face aux grandes portes ; de là, mettant à profit les créneaux que nous avions percés nous-mêmes et que nous n'avions pas pu défendre, en perçant de nouveaux, comme le niveau du sol extérieur était plus élevé que celui de la cour, ils dirigeaient sur nous un feu plongeant; de ce côté encore ils parvinrent, quoique non sans peine, à ouvrir une brèche de près de 3 mètres.

Alors nous dûmes changer nos dispositions. Le poste de réserve dont je faisais partie et qui tenait le milieu entre les deux entrées se trouvait pris à découvert ; nous réunissant aux défenseurs de la porte de droite qui n'était plus attaquée, tous ensemble nous fîmes retraite dans l'angle sud-ouest de la cour, sous le hangar ouvert, d'où nous continuâmes à tirer.

Vers deux heures et demie, le sous-lieutenant Vilain revenait de visiter le poste de la brèche et traversait la cour en diagonale dans la direction des grandes portes, quand une balle partie du bâtiment l'atteignit en plein front. Il tomba comme foudroyé.

En ce moment, il faut bien le dire, un sentiment d'horrible tristesse nous pénétra jusqu'au fond de l'âme. La chaleur était accablante ; le soleil en son zénith tombait d'aplomb sur nos têtes, un soleil dévorant, impitoyable comme il ne luit qu'aux tropiques; sous ses rayons à pic, les murs de la cour paraissaient tout blancs et la réverbération nous brûlait les yeux; quand nous ouvrions la bouche pour respirer, il nous semblait avaler du feu; dans l'air, pesant comme du plomb, couraient ces tressaillements, ces ondulations qu'on voit passer sur les plaines désertes dans les après-midi d'été; la poussière que soulevaient les balles perdues frappant le sol de la cour avait peine à quitter la terre et lentement montait en lourdes spirales; surchauffé tout à la fois par les rayons du soleil et la rapidité de notre tir, le canon de nos fusils faisait sur nos mains l'impression du fer rouge. Si intense était l'ardeur de l'atmosphère dans ce réduit transformé en fournaise que les corps des hommes tués s'y décomposaient à vue d'œil ; en moins d'une heure, la chair des plaies se couvrait de teintes livides.

Pêle-mêle avec les morts, car il n'y avait aucun moyen de les secourir, les blessés gisaient à la place même où ils étaient tombés ; mais tandis qu'on entendait au dehors ceux des Mexicains gémir et hurler de douleur, tour à tour invoquant la Vierge ou maudissant Dieu et les saints, les nôtres, par un suprême effort, en dépit de leurs souffrances, restaient silencieux. Ils eussent craint, les pauvres garçons, d'accuser ainsi nos pertes et de donner confiance à l'ennemi.

Nous n'avions rien mangé ni bu depuis la veille ; les provisions s'en étaient allées avec les mulets ; nos bidons étaient à sec, car en arrivant à Palo-Verde, nous les avions vidés dans les gamelles qu'il fallut renverser ensuite, et, grâce à notre retraite précipitée, nous n'avions pas eu le temps de les remplir de nouveau ; enfin, dans le ravin, nous n'avions pu trouver d'eau. Seul, au départ, l'ordonnance du capitaine portait en réserve dans sa musette une bouteille de vin que M. Danjou lui-même, au moment d'organiser la résistance, avait distribuée entre les hommes. A peine y en avait-il quelques gouttes pour chacun, qu'il nous versa et que nous bûmes dans le creux de la main.

Aussi la soif nous étreignait à la gorge et ajoutait encore aux horreurs de notre situation : une écume blanche nous montait aux coins de la bouche et s'y coagulait ; nos lèvres étaient sèches comme du cuir, notre langue tuméfiée avait peine à se mouvoir, un souffle haletant, continu, nous secouait la poitrine ; nos tempes battaient à se rompre, et notre pauvre tête s'égarait; de telles souffrances étaient intolérables. Ceux-là seuls peuvent me comprendre qui ont vécu sous ce climat malsain et qui connaissent par expérience le prix d'un verre, d'une goutte d'eau.

J'ai vu des blessés se traîner à plat-ventre, et, pour apaiser la fièvre qui les dévorait, la tête en avant, lécher les mares de sang déjà caillé qui couvraient le sol. J'en ai vu d'autres, fous de douleur, se pencher sur leurs blessures et aspirer avidement le sang qui sortait à flots de leur corps déchiré. Plus forte que toutes les répugnances, que tous les dégoûts, la soif était là qui nous pressait et puis on avait juré le devoir ! Nous en vînmes-nous mêmes à boire notre urine.

A la vérité, ce n'était guère le temps de nous apitoyer sur nous-mêmes ou sur les souffrances de nos camarades. Il fallait avoir l'œil tourné vers tous les points à la fois : à droite, à gauche, en avant, vers les fenêtres du bâtiment, vers les brèches de la cour, car partout on voyait briller les canons de fusil et de partout venait la mort. Les balles, plus drues que grêle, s'abattaient sur le hangar, ricochaient contre les murs, faisaient voler autour de nous les éclats de pierre et les débris de bois. Parfois un de nous tombait, alors le voisin se baissait pour fouiller ses poches et prendre les cartouches qu'il avait laissées.

D'espoir, il n'en restait plus ; personne cependant ne parlait de se rendre. Le porte-drapeau Maudet, un vaillant lui aussi, avait remplacé Vilain ; un fusil à la main, il combattait avec nous sous le hangar, car déjà les progrès des ennemis ne permettaient plus de traverser la cour et de communiquer des ordres aux différents postes. Au fait, il n'en était pas besoin ; la consigne était bien connue de tous : tenir jusqu'au bout, jusqu'à la mort.

Les Mexicains commençaient à se lasser ; mais alors, pour mieux vaincre notre résistance, ils imaginent de recourir à une manœuvre de guerre fort en honneur parmi eux: ils entassent de la paille et du bois à la partie nord-est du bâtiment et y mettent le feu; l'incendie dévora d'abord un hangar extérieur qui faisait face à Vera-Cruz et qui de là gagna rapidement les toits.

Le vent souillait du nord au sud et rabattait sur nous une épaisse fumée noire qui ne tarda pas à envahir la cour ; nous en étions littéralement aveuglés, et cette odeur âcre de la paille brûlée, nous prenant à la gorge, rendait plus ardente encore l'horrible soif qui nous tordait les entrailles.

Enfin, au bout d'une heure et demie, l'incendie s'éteignit de lui-même, faute d'aliments ; pourtant cet incident nous avait été funeste : à la faveur de la fumée qui nous dérobait leurs mouvements, les Mexicains avaient pu s'avancer davantage et nous tirer plus sûrement. Les postes de la brèche et de la porte de gauche avaient perdu la plus grande partie de leurs défenseurs.

Vers cinq heures, il y eut un moment de répit ; les assaillants se retiraient les uns après les autres comme pour obéir à un ordre reçu, et nous pûmes reprendre haleine. Tout bien compté, nous n'étions plus qu'une douzaine.

Au dehors, le colonel Milan avait réuni ses troupes autour de lui et les haranguait ; sa voix sonore arrivait jusqu'à nous, car tout autre bruit avait cessé, et à mesure qu'il parlait, sous le hangar, un ancien soldat de la compagnie, Bartholotto, d'origine espagnole, tué raide à côté de moi quelques instants plus tard, nous traduisait mot par mot son discours.

Dans ce langage chaud et coloré qui fait le fond de l'éloquence espagnole, Milan exhortait ses hommes à en finir avec nous ; il leur disait que nous n'étions plus qu'une poignée, mourant de soif et de fatigue, qu'il fallait nous prendre vivants, que s'ils nous laissaient échapper, la honte serait pour eux ineffaçable ; il les adjurait au nom de la gloire et de l'indépendance du Mexique, et leur promettait bien haut la reconnaissance du gouvernement libéral. Quand il eut fini, une immense clameur s'éleva et nous apprit que l'ennemi était prêt pour un nouvel effort. Toutefois, avant d'attaquer, Milan nous fit adresser une troisième sommation ; nous n'y répondîmes même pas.

1Il.

L'assaut reprit plus terrible que jamais ; l'ennemi se précipitait sur toutes les ouvertures à la fois. A la grande porte, le caporal Berg seul restait debout ; il fut entouré, saisi par les bras, par le coup, enlevé ; l’entrée était libre, et les Mexicains s’y jetèrent en foule.
Nous cependant, de notre coin, nous enfilions le mur en longueur ; tous ceux qui se montraient dans cette direction faisaient aussitôt demi-tour ; en moins de dix minutes, il y eut là plus de vingt cadavres en monceau qui obstruaient le passage et arrêtaient l'élan des nouveaux venus.

Par malheur, vers le même temps, l'entrée de l'ancienne brèche était forcée ; 4 hommes s'y défendaient encore, Kuwasseg, Gorski, Pinzinger et Magnin ; mais tandis qu'ils repoussent les assaillants du dehors, franchissant portes et fenêtres, les Mexicains par derrière envahissent la cour : nos camarades sont contraints de faire face à cette attaque imprévue qui les prend à revers; en vain veulent-ils résister à l'arme blanche, ils sont à leur tour désarmés et pris.

Sous le hangar, nous tenions toujours ; la poitrine haletante, les doigts crispés, sans répit chargeant notre carabine, puis l'armant d'un geste inconscient et fébrile, nous réservions toute notre attention pour viser. Chacun de nos coups faisait un trou dans leurs rangs, mais pour un de tué, dix se présentaient.

La porte naguère défendue par Berg, l'entrée ouverte dans le mur d'enceinte, les fenêtres et la porte de l'hacienda vomissaient à flots les assaillants, et se traînant sur les genoux, dissimulés derrière le petit mur du hangar détruit qui à cet endroit avançait dans la cour, d'autres adversaires nous arrivaient continuellement par l'ancienne brèche.

Il faisait grand jour encore ; dans le ciel d'un bleu cru, sans nuages, brillait le soleil aussi ardent, aussi implacable qu'en plein midi, et ses rayons à peine inclinés, comme s'acharnant après nous, fouillaient tous les coins de la cour. Plusieurs des blessés, frappés d'insolation et en proie au délire, ne pouvaient plus retenir leurs plaintes et demandaient à boire d'une voix déchirante ; les mains contractées, les yeux injectés et saillants, les malheureux se tordaient dans les angoisses dernières de l'agonie et de leur tête nue battaient lourdement le sol desséché.

Depuis le matin, je n'avais rien perdu, fût-ce un seul moment, de mon sang-froid, ni de ma présence d'esprit ; tout à coup je pensai que j'allai mourir.

Souvent j'avais entendu dire que, dans un péril extrême, l'homme revoit passer en un instant, par les yeux de l'esprit, tous les actes de sa vie entière. Pour ma part, et bien qu'ayant fait la guerre, je me fusse trouvé parfois dans des circonstances assez difficiles, jamais je n'avais rien observé de semblable. Cette fois il devait en être autrement. Ce fut comme un de ces éclairs rapides qui par les chaudes nuits des tropiques, précurseurs de l'orage, déchirent subitement la nue et, courant d'un pôle à l'autre, illuminent sur une étendue immense les montagnes et les plaines, les forêts, les villes et les hameaux ; pendant la durée de quelques secondes à peine, chaque détail du paysage apparaît distinct en son lieu, puis la nuit reprend tout. Ainsi mon passé m'apparut soudain. Je revis mon beau et vert pays de Périgord, et Mussidan où j'étais né, si gentiment assis entre ses deux rivières, tout embaumé de l'odeur des jardins, et les petits camarades avec qui je jouais enfant. Je me revis moi-même jeune soldat, engagé aux zouaves, bientôt partant pour la Crimée, blessé dans les tranchées, prenant part un des premiers à l'assaut du Petit-Redan, décoré ! Je me revis plus tard en Afrique, entré aux chasseurs à pied et faisant parler la poudre avec les Arabes ; puis en dernier lieu rendant mes galons de sous-officier pour faire partie de la nouvelle expédition et visiter cette terre du Mexique où j'allais laisser mes os.

En effet, l'issue pour nous n'était plus douteuse. Acculés dans notre coin comme des sangliers dans leur bauge, nous étions prêts pour le coup de grâce. De moment en moment un de nous tombait, Bartholotto d'abord, puis Léonard.

Je me trouvais entre le sergent Morzicki, placé à ma gauche, et le sous-lieutenant Maudet à ma droite. Tout à coup Morzicki reçut, à la tempe une balle partie du coin de la brèche ; son corps s'inclina et sa tête inerte vint s'appuyer sur mon épaule. Je me retournai et le vis face à face, la bouche et les yeux grands ouverts :
Morzicki est mort, dis-je au lieutenant.
Bah ! fit celui-ci froidement, un de plus ; ce sera bientôt notre tour, et il continua de tirer.

Je saisis à bras-le-corps le cadavre de Morzicki, je l'adossai à la muraille et retournai vivement ses poches pour voir s'il lui restait encore des cartouches ; il en avait deux, je les pris.

Nous n'étions plus que cinq : le sous-lieutenant Maudet, un Prussien nommé Wensel, Cattau, Constantin, tous les trois fusiliers, et moi. Pourtant nous tenions toujours l'ennemi en respect ; mais notre résistance tirait à sa fin, les cartouches allaient s'épuisant. Quelques coups encore, il ne nous en resta qu'une à chacun ; il était six heures environ, et nous combattions depuis le matin. Armez vos fusils, dit le lieutenant : vous ferez feu au commandement ; puis nous chargerons à la baïonnette, vous me suivrez.

Tout se passa comme il l'avait dit.

Les Mexicains avançaient ne nous voyant plus tirer ; la cour en était pleine. Il y eut alors un grand silence autour de nous ; le moment était solennel : les blessés mêmes s'étaient tu ; dans notre réduit nous ne bougions plus, nous attendions.
- Joue ! feu ! - dit le lieutenant ; nous lâchâmes nos cinq coups de fusil, et, lui en tête, nous bondîmes en avant baïonnette au canon.

Une formidable décharge nous accueillit, l'air trembla sous cet ouragan de fer et je crus que la terre allait s'entr'ouvrir.

A ce moment, le fusilier Cattau s'était jeté en avant de son officier et l'avait pris dans ses bras pour lui faire un rempart de son corps ; il tomba frappé de dix-neuf balles.

En dépit de ce dévouement, le lieutenant fut également atteint de deux balles : l'une au flanc droit, l'autre qui lui fracassa la cuisse droite.

Wensel était tombé, lui aussi, le haut de l'épaule traversé, mais sans que l'os eût été touché ; il se releva aussitôt.

Nous étions trois encore debout : Wensel, Constantin et moi.

Un moment interdits à la vue du lieutenant renversé, nous nous apprêtions cependant à sauter par-dessus son corps et à charger de nouveau ; mais déjà les Mexicains nous entouraient de toutes parts et la pointe de leurs baïonnettes effleuraient nos poitrines.

C'en était fait de nous, quand un homme de haute taille, aux traits distingués, qui se trouvait au premier rang parmi les assaillants, reconnaissable à son képi et à sa petite tunique galonnée pour un officier supérieur, leur ordonna de s'arrêter et d'un brusque mouvement de son sabre releva les baïonnettes qui nous menaçaient : Rendez-vous, nous dit-il.

Nous nous rendrons, répondis-je, si vous nous laissez nos armes et notre fourniment, et si vous vous engagez à faire relever et soigner notre lieutenant que voici là blessé.

L'officier consentit à tout, puis comme ces premiers mots avaient été échangés en espagnol : Parlez-moi en français, me dit-il, cela vaudra mieux ; sans quoi ces hommes vont vous prendre pour un Espagnol, ils voudront vous massacrer, et peut-être ne pourrai-je pas me faire obéir…

On reconnaît bien là cette haine inexpiable que gardent les Mexicains, et avec eux tous les colons de l'Amérique espagnole, contre la mère patrie ; juste retour de tant d'injustices et de cruautés commises pendant trois siècles dans ces belles contrées par les successeurs de Pizarre et de Fernand Cortès.

Cependant l'officier parlait à l'un de ses hommes ; il se retourna et me dit : Venez avec moi. -Là-dessus il m'offrit le bras, donna l'autre à Wensel blessé, et se dirigea vers la maison ; Constantin nous suivait de près.
Je jetai les yeux sur notre officier que nous laissions par derrière.
Soyez sans inquiétude, me dit-il, j'ai donné ordre pour qu'on prît soin de lui ; on va venir le chercher sur un brancard.

Vous-mêmes, comptez sur moi, il ne vous sera fait aucun mal. »

Pour dire vrai, je m'attendais à être fusillé, mais cela m'était indifférent ; je le lui dis.
Non, non, reprit-il vivement, je suis là pour vous défendre.

Au moment même où, sortant du corps de logis, nous débouchions sur la route, toujours à son bras, un cavalier irrégulier fond sur nous avec de grands cris et lâche des deux mains sur Wensel et sur moi deux coups de pistolet ; sans mot dire, l'officier prend son revolver dans sa ceinture, ajuste froidement et casse la tête au misérable qui roule de la selle sur la chaussée ; puis nous continuons notre route sans nous occuper autrement de lui.

Le colonel Cambas avait été élevé en France et parlait notre langue admirablement ; militaire par occasion comme beaucoup de ceux qui nous combattaient et que l'amour de la liberté avait armés contre nous, il appartenait, ainsi que Milan, à cette classe des licenciados qui comprend à elle seule presque tous les hommes les plus instruits et les plus influents du pays. Excellentes gens, l'un et l'autre, et qui eussent fait honneur même à une autre armée, car pour leurs soldats, je ne crois pas les calomnier beaucoup en disant que les trois quarts n'étaient, que des bandits.

Nous étions arrivés ainsi dans un petit pli de terrain à quelque distance de l'hacienda, où se tenaient le colonel Milan et son état-major.

C'est là tout ce qu'il en reste ? demanda-t-il en nous apercevant ; on lui répondit que oui, et, ne pouvant contenir sa surprise, Pero non son hombres, s'écria-t-il, son demonios. Ce ne sont pas des hommes, ce sont des démons ! Puis s'adressant à nous en français :
Vous avez soif, messieurs, sans doute. J'ai déjà envoyé chercher de l'eau.
Du reste ne craignez rien ; nous avons déjà plusieurs de vos camarades que vous allez bientôt revoir ; nous sommes des gens civilisés, quoi qu'on dise, et nous savons les égards qui se doivent à des prisonniers tels que vous.

On nous donna de l'eau et des tortilias, sorte de crêpes de maïs dont le bas peuple au Mexique se sert comme de pain et sur lesquelles nous nous jetâmes avec avidité.

Au même moment arrivait le lieutenant Maudet, couché sur un brancard et entouré d'une nombreuse escorte de cavaliers ; d'autres blessés venaient après lui.

La nuit était tombée tout à coup ; sous les tropiques, le crépuscule n'existe point non plus que l'aurore, et le jour s'éteint comme il naît, presque sans transition. Eu compagnie de nos vainqueurs, nous fîmes route vers leur campement, de la Joya, où nous arrivâmes assez tard ; il y régnait une grande émotion, et les blessés encombraient tout. Là malgré la parole du colonel Cambas, nos armes, qu'on nous avait laissées d'abord, nous furent enlevées ; il fallait s'y attendre ; on nous réunit alors à nos camarades faits prisonniers avant nous. Epuisés par la fatigue et par la souffrance, noirs de poudre, de poussière et de sueur, les traits défaits, les yeux sanglants, nous n'avions plus figure humaine. Nos vêtements, nos chapeaux étaient criblés, percés à jour ; les miens pour leur part avaient reçu plus de quarante balles, mais par un bonheur inouï, durant cette longue lutte, je n'avais pas même été touché.

Comment en étions-nous sortis sains et saufs ? Nous ne le comprenions pas nous-mêmes, et les Mexicains pas davantage ; seulement le lendemain je me tâtais les membres, doutant encore si c'était bien moi et si j'étais réellement en vie. »

IV.

Tel est ce glorieux fait d'armes où 65 hommes de l'armée française, sans eau, sans vivres, sans abri, dans une cour ouverte, sous les ardeurs d'un soleil meurtrier, tinrent en échec pendant plus de dix heures près de 2,000 ennemis.

Grâce à leur dévouement, le convoi fut sauvé. Lentement il remontait dans la direction de Cordova et n'était plus qu'à deux lieues de Camaron, lorsqu'un Indien, qui de loin avait assisté aux opérations militaires de la journée, vint annoncer qu'un détachement français avait été enveloppé dans l'hacienda, que les Mexicains étaient en nombre et qu'ils barraient la route. Il était alors cinq heures environ, et la 3" compagnie était presque anéantie.

Outre les grosses pièces d'artillerie de siège, les fourgons du trésor, les prolonges et les voitures de l'intendance militaire, chargées de matériel et de munition, le convoi traînait à sa suite une foule de charrettes du commerce et près de 2,000 mules portant les provisions des cantiniers civils ; cela faisait un défilé interminable que ralentissait encore le mauvais état de la route. Dans ces conditions, toute surprise devait être fatalement désastreuse ; le capitaine Cabossel, des voltigeurs, chargé de la conduite du convoi, n'avait avec lui que deux compagnies du régiment étranger et point de cavalerie ; il fit faire halte aussitôt et dépêcha un exprès à la Soledad pour réclamer de nouvelles instructions; il reçut l'ordre de revenir sur ses pas.

A la même heure, le colonel Jeanningros, également prévenu par un Indien, faisait demander des renforts à Cordova. On lui expédie deux bataillons d'infanterie de marine ; il en laisse un au Chiquihuite pour conserver la position ; lui-même, avec la légion étrangère et l'autre bataillon, se porte en avant au milieu de la nuit, et ramasse en passant les grenadiers du capitaine Saussier, qui prennent l'avant-garde.

Au point du jour, la colonne était en vue de Camaron, mais déjà l'annonce de son arrivée avait mis en fuite les Mexicains qui s'occupaient d'enterrer les morts, et Milan levait en toute hâte son camp de la Joya.

On rencontra, à 100 mètres environ du village, évanoui au pied d'un buisson et grièvement blessé, le tambour de la vaillante compagnie. Pris pour mort par les Mexicains qui la veille au soir avaient visité le champ de bataille et jeté parmi les cadavres de ses camarades, le froid de la nuit l'avait réveillé ; il s'était dégagé peu à peu et s'était traîné droit devant lui, jusqu'à ce que la douleur et l'épuisement l'obligeassent à s'arrêter.

Dans la cour de la ferme, le désordre était affreux et n'attestait que trop bien l'acharnement de la lutte ; partout d'énormes plaques de sang desséché, partout le sol piétiné, les murs défoncés ou éraflés par les balles ; puis çà et là des fusils brisés, des baïonnettes et des sabres tordus, des sombreros, des képis, des effets d'équipement militaires, déchirés, en lambeaux, et sur tout cela du sang.

Parmi ces débris on ramassa la main articulée du capitaine.

Cependant les cadavres avaient été enlevés ; on les découvrit plus tard séparés en deux tas distincts, ceux des Mexicains au nord, de l'autre côté de la route, ceux des Français dans un fossé au sud-ouest de l'hacienda. Une cinquantaine des Mexicains étaient déjà enterrés ; mais il en restait encore plus de deux cents. Les Français avaient perdu vingt-deux hommes tués dans l'action ; huit autres, il est vrai, moururent presque aussitôt des suites de leurs blessures, et parmi eux le sous-lieutenant Maudet, qui, transporté à Huatesco, succomba le 8 mai. Les Mexicains s'honorèrent eux-mêmes en rendant à ses dépouilles les honneurs militaires. Il y eut de plus 19 soldats et sous-officiers blessés.

Chez les Mexicains comme chez nous, par une particularité curieuse, le nombre des morts fut plus considérable que celui des blessés ; du reste, on remarqua que des deux côtés presque tous les hommes avaient été frappés à la tête ou dans le haut du corps.

Quant aux survivants prisonniers, ils suivirent d'abord la colonne mexicaine, parfois traités avec égard, souvent aussi malmenés, injuriés ; mais nous n'avons pas à décrire leur odyssée à travers les villages et les forêts vierges des Terres-Chaudes, sans cesse forcés de fuir avec leurs gardiens devant l'approche des troupes françaises.

Pourtant le bruit de leur héroïque défense s'était répandu dans le pays et avait excité chez tous, amis ou ennemis, une admiration unanime. Les autorités françaises s'occupèrent de leur faire rendre la liberté ; mais dans le désordre incroyable où se débattait alors l'administration libérale, les négociations de cette sorte n'étaient pas aisées à conduire. Après trois longs mois d'attente et de souffrances, un premier convoi de 8 prisonniers, dont faisait partie le caporal Maine, fut échangé contre 200 soldats et un colonel mexicain que nous avions en notre pouvoir. Dans l'intervalle bon nombre des blessés avaient encore succombé ; quelques-uns, qui n'avaient pu quitter l'hôpital de Jalapa, rentrèrent plus tard.

Ce retour des prisonniers fut un perpétuel triomphe ; dans toutes les villes et les villages où ils passaient, la foule se portait à leur rencontre et les acclamait ; les Indiens surtout, dont l'esprit se frappe plus aisément, restaient saisis à leur vue d'une sorte d'étonnement superstitieux et s'écriaient en joignant les mains : « Jésus-Maria, les voilà! »

Dès leur arrivée au corps, le chef de bataillon Regnault, qui commandait alors par intérim le régiment étranger, au lieu et place du colonel Jeanningros, appelé à Vera-Cruz, s'empressa de rédiger un rapport circonstancié du combat de Camaron dont on ignorait encore les détails. Ce rapport très émouvant, très bien fait, parvint par voie hiérarchique jusqu'au général en chef Forey. A son tour celui-ci voulut qu'il en fût donné lecture à toutes les troupes du corps expéditionnaire, et dans un ordre du jour daté de son quartier général de Mexico, le 31 août 1863, après avoir glorifié les braves qui avaient soutenu cette Lutte de géants, comme il disait, il déclara qu'une si belle conduite avait mérité des récompenses extraordinaires. En vertu donc des pouvoirs à lui conférés, Maine, sergent depuis son retour et déjà décoré, devait être promu au grade de sous-lieutenant à la première vacance dans le corps ; Schaffner, Wensel, Fritz, Pinzinger, Brunswick, recevaient la croix de la Légion d'honneur, quatre autres la médaille militaire. Peu de temps après, le régiment étranger était rappelé en Europe ; les nominations, confirmées par décret impérial, parurent au Moniteur universel, le 9août1864.

Aujourd'hui le chemin de fer de Vera-Cruz à Mexico traverse Camaron et passe sur les fondations des deux anciennes maisons, en face de l'hacienda en partie détruite pour l'agrandissement du village. Non loin de là, à la place où dorment les héros, s'élève un tertre, surmonté d'une colonne brisée qu'entoure en serpentant une guirlande de lauriers ; point d'inscription: leur gloire y supplée; c'est le gouvernement mexicain qui fait les frais de l'entretien ; mais depuis le jour mémorable, pendant toute la durée de l'occupation, chaque fois qu'un détachement français passait devant Camaron, les tambours battaient aux champs, les soldats présentaient les armes et les officiers pieusement saluaient de l'épée.

L. Louis – Lande.

Bataillon Etranger d’Artillerie Légère (BEAL) ?

Les forces de défense de l’Indochine en décembre 1941

A – Forces terrestres

I. Division du Tonkin (Hanoi, Lang Son, Luang-Prabang)

2. Frontière chinoise
– 5e Régiment Étranger d’Infanterie (5e REI) avec 3 bataillons.
– Bataillon Étranger d’Artillerie Légère (BEAL) avec 12 x 75 mm de campagne.
– Détachement Motorisé de la Légion (DML), même composition que le DMT.

Décembre 1941

2b – La guerre en Asie-Pacifique

Jour d’Infamie

Tonkin, 9 décembre, 01h00 (Singapour, 9 décembre, 02h00 – Pearl Harbor, 8 décembre, 07h30 – Washington DC, 13h00 – Alger, 8 décembre, 19h00) – Au milieu de la nuit, les unités françaises autour de Lang-Son et de Cao-Bang signalent des attaques coordonnées par des troupes japonaises. Certains bunkers du cercle extérieur de leurs fortifications sont déjà entoures par les troupes ennemies et les communications sont coupées avec d’autres points fortifies. Le Bataillon Étranger d’Artillerie Légère (BEAL, doté de 12 canons de campagne de 75 mm), déployé près de Lang-Son, fait de son mieux pour repousser les assaillants. Certains de ses canons de 75 mm tirent si vite (des canonniers entrainés peuvent atteindre 20 coups par minute pendant quelques minutes) que leurs tubes luisent dans la nuit ! Obus explosifs et boites a mitraille causent de lourdes pertes aux troupes japonaises.

Tonkin, 9 décembre, 05h30 (Singapour, 06h30 – Pearl Harbor, 8 décembre, 12h00 – Washington DC, 17h30 – Alger, 23h30) – La bataille pour Cao-Bang et Lang-Son fait rage. A Cao-Bang, les troupes japonaises ont presque réussi a encercler le 2e bataillon du 5e Régiment Étranger d’Infanterie. A Lang-Son, cependant, les deux autres bataillons du 5e REI, aidés par des unités vietnamiennes recrutées sur place, contre-attaquent farouchement pour dégager les défenseurs encercles de la ligne extérieure de fortifications. Peu après l’aube, l’artillerie japonaise, tirant de ses positions de l’autre coté de la frontière chinoise, se joint au combat.

Cependant, a 05h50, vingt bombardiers légers Glenn-Martin M-167F, escortés par 16 P-40C de l’AVG, attaquent ces canons et mettent bon nombre d’entre eux hors d’état de nuire, au prix d'un bimoteur abattu difficilement par des Ki-27 ayant échappé aux Américains.
Pendant ce temps, a Tourane, un bataillon du 10e RMIC et deux bataillons du 2e Régiment de Tirailleurs Annamites (RTA), soutenus par le Détachement Motorise d’Annam (DMA), attaquent en direction de l’aérodrome. L’attaque progresse d’abord de façon satisfaisante, car les Japonais sont surpris par la présence de chars parmi les forces franco-vietnamiennes. Cependant, les avions japonais (Ki-38 et Ki-51) mitraillent constamment les attaquants et certaines unités japonaises recourent contre les tanks a l’utilisation d’escouades suicides armées de charges de démolition. Ces actions réussissent a détruire cinq blindes légers M2A4 et deux automitrailleuses. A 08h00, l’attaque est bloquée tout prés de la piste d’envol.

Tonkin, 9 décembre, 17h00 (Singapour, 18h00 – Pearl Harbor, 8 décembre, 23h30 – Washington DC, 9 décembre, 05h00 – Alger, 11h00) – Les nouvelles de la bataille de la frontière qui parviennent au QG de la Division du Tonkin, à Haiphong, sont mitigées. Les défenseurs de Lang-Son tiennent bon et les forces japonaises sont arrêtées par la ligne fortifiée extérieure. Certains ouvrages ont été encerclés, mais ils sont dégagés par des contre-attaques.
C’est ainsi que, pour dégager le bunker “Eliane”, quelques dizaines d’hommes se rallient sous le commandement du sergent Klaus Müller, qui remplace le capitaine Carlus, gravement blessé quelques minutes auparavant, et le lieutenant Quittet, tué net un quart d’heure plus tôt.
« C’était des officiers que j’estimais et qui ne m’avaient jamais traité différemment des autres malgré ma nationalité allemande, qui me pèse hélas parfois… C’est même Carlus qui avait demandé et obtenu ma nomination au grade de sergent. Et voilà que je me retrouvais plus haut gradé survivant ! En face, les Japonais ne nous poursuivaient même pas, ils semblaient sûrs qu’on allait filer comme des lapins. J’appelle le caporal José-Luis Ordoñez, un ancien de la Guerre d’Espagne, “le premier round” comme il dit. “José-Luis, à Madrid, comment vous faisiez pour repousser les fascistes, quand vous aviez reculé sous le nombre ?” “On contre-attaquait à la baïonnette, sergent ! Les fascistes n’aiment pas ça !” dit-il avec un rictus de loup. Je réponds : “Il me semblait bien. Et ces fascistes jaunes doivent être pareils.” Puis je crie : “Baïonnette au canon !” Et je hurle, comme je n’ai jamais hurlé : “Chargez !” J’ai dû ajouter des tas de mots que Maman n’aurait pas approuvés, dans différentes langues. On était peut-être 40 contre 100, mais crois-le ou non, Uwe, ils m’ont tous suivi, en hurlant comme des fous furieux ! Il paraît que mon accent germanique me donne beaucoup d’autorité… Quoi qu’il en soit, en face, ils ont filé en nous voyant arriver, avec l’air de ne pas en croire leurs yeux ! Enfin, ils ont filé, sauf ceux que nous avons rattrapés et embrochés… Il paraît que les soldats japonais croient que la charge à la baïonnette est une exclusivité nippone, et personne ne leur a appris à résister à une telle attaque… » (A mon Frère Ennemi – Lettres d’un Légionnaire allemand, par Klaus Muller. Manuscrit rassemblé et présenté par Uwe Muller – Paris, 1959 ; Munich, 1968).
« A Lang-Son, les pertes sont lourdes, mais le moral est élevé.

En revanche, toutes les communications par radio ou par téléphone de campagne avec Cao-Bang sont rompues depuis la mi-journée. Un Maryland de reconnaissance, escorté par quatre P-40 de l’AVG, a pu constater que les combats continuaient, mais que la petite ville était visiblement encerclée et que des forces japonaises avaient réussi à y pénétrer. La chute prochaine de Cao-Bang pourrait permettre aux Japonais de marcher sur Thay-Nguyen en venant du nord, coupant les communications avec Lang-Son et menaçant directement Hanoi et la voie ferrée vers Kunming. Après en avoir discuté avec Saigon, le responsable militaire à Hanoi décide de bloquer toute avance japonaise à partir de Cao Bang en envoyant à Bac Can les trois bataillons du 9e Régiment d’Infanterie Coloniale (9e RIC) et le Détachement motorisé du Tonkin (DMT) 9. C’est évidemment un risque calculé, car l’armée japonaise a les moyens d’engager davantage de troupes à Lang-Son tout en attaquant également par la route côtière.
Cependant, la menace d’un mouvement enveloppant par le nord est trop sérieuse pour être ignorée. » (P. N’Guyen-Minh, op. cit.).

4e Bataillon formant corps du 1er régiment étranger - Tong-Tonkin - Exposition coloniale Paris 1931

https://humazur.univ-cotedazur.fr/

Cet album contient 135 photographies. Comme son titre l'indique, il a probablement été édité à l'occasion de l'exposition coloniale de 1931. Cet album donne un aperçu de la vie quotidienne des légionnaires du 4ème bataillon du 1er régiment étranger de la Légion étrangère : manœuvres, entraînements, fêtes, vues des casernes, lieux de vie, portraits des officiers etc. Les légionnaires étaient stationnés au camp de Tong, qui devait se trouver à quelques kilomètres de Son Tay.

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