18950519 - 02 - La Campagne du SLT Langlois de la 3e Compagnie du Bataillon étranger - De Marolambo à Behanana

Souvenirs de Madagascar (1895) - Langlois, Lieutenant - 1900

18960110 - Expédition de Madagascar 1895 - De Marseille à Suberbieville

 

 

Bacca, roi de Marolambo (19 mai).

 

Imaginez-vous un homme grand, maigre, possédant une longue chevelure qui tombe en petites nattes sur des épaules osseuses, doué d'une paire de bras décharnés et d'une figure grimaçante, le tout enveloppé d'un lamba multicolore, au demeurant un personnage assez grotesque : c'est le roi Bacca.

Aujourd'hui, à 3 heures de l'après-midi, Bacca se dirigeait à grandes enjambées vers la Betsiboka. A deux cents mètres derrière, un groupe d'officiers, dont moi, suaient, soufflaient sans parvenir à rattraper l'altesse. Bacca nous avait invités à visiter ses propriétés, et notre curiosité de nouveaux débarqués nous entraînait à cette allure rapide à une heure où tout honnête européen doit jouir en paix des bienfaits de la sieste.

Au bout de quelques instants nous atteignons la Betsiboka, puis nous tournons à gauche, longeant ainsi les rives du fleuve, bordées de larges bandes sablonneuses sur lesquelles d'énormes caïmans, masses inertes, reposent au grand soleil.

Bacca bondit au milieu de la brousse ; son grand corps efflanqué paraît et disparaît derrière les lataniers et les herbes sauvages ; quant à nous, qui n'avons point des jarrets sakalaves, nous commençons à nous regarder très inquiets ; malgré nos guêtres, des milliers d'épines nous piquent horriblement et le soleil ne nous a jamais paru si chaud.

Enfin, nous apercevons un groupe de cases auprès des quelles Bacca souriant nous attend. Je croyais trouver un palais, hélas ! il faut en rabattre !

Deux mauvaises cagnias de bambous recouvertes de feuilles de lataniers et construites sur pilotis, car le sol est légèrement marécageux, représentent les appartements du chef sakalave ; à gauche une petite place très ombragée ; à droite un joli bois de bananiers qui descend en cascades vertes jusqu'à la Betsiboka.

Sur la place, quelques enfants, après avoir eu une grosse frayeur des wasahas, se rapprochent et se familiarisent même jusqu'à demander : « Quatre sous !. quatre sous ! » tandis qu'un brave homme entouré de deux ou trois femmes se fait enduire les cheveux d'une matière grasse destinée à faciliter la confection des mille petites nattes qui composent la coiffure sakalave. Bacca nous explique, tant bien que mal, que ce travail dure au moins la course du soleil, mais qu'il n'a lieu que tous les deux ou trois ans.

D'où nous concluons immédiatement que la tête d'un sakalave doit être le paradis des parasites de toutes sortes.

Nous entrons, cependant, dans les cases royales. Oh ! ce n'est pas luxueux ! A terre quelques nattes, dans les coins quelques jarres et bouteilles vides, un lit formé de quatre piquets recouverts d'un clayonnage, composent tout l'ameublement.

Bacca nous présente sa famille; il nous dit que ses filles seraient très heureuses de faire avec nous plus intime connaissance, et il ajoute, tout bas : « Pas cher, une piastre ».

Horrible ! n'est-ce pas? Notre mine est atterrée ; et pourtant il n'y a pas de doute, car le négro couronné, enchanté de l'effet produit par ses paroles, effet qu'il attribue à l'excès d'honneur, répète tout heureux : « Jolies, pas cher. Jolies, pas cher », tandis que ces demoiselles, les yeux pudiquement baissés, attendent l'âme sœur qui va les entraîner sous la moustiquaire.

Hélas, il n'y a pas d'enthousiasme. Nous faisons comprendre à Bacca, avec tous les ménagements dus à une majesté, que nous sommes très sensibles à l'honneur qu'il veut bien nous faire, mais que la chaleur, la fatigue, l'essoufflement de la course, etc.,. etc.., nous enlèvent les moyens d'initier les princesses ses filles aux mille roueries de la galanterie française.

Bacca nous regarde d'un air de profonde commisération, en grimaçant avec sa lèvre inférieure une formidable moue ; puis il nous emmène dans son bois de bananiers, où il nous offre, moyennant finance, quelques régimes bien jaunes dont les fruits très mûrs sont savoureusement exquis.

Lorsque nous repartons pour Marolambo avec une illusion en moins, la grande chaleur est tombée. Sur les bords de la Betsiboka les gros caïmans se réveillent tout doucement ; dans les arbres, dans les brousses, les oiseaux, les lézards, les serpents, les insectes chantent, sifflent et bourdonnent ; partout l'animation de la vie a remplacé le silence de la nuit.

En rentrant au camp, j'apprends avec joie qu'un détachement de la légion et deux compagnies du 3e tirailleurs allant à Androtra demain, il me sera possible de rejoindre ma chère légion.

 

De Marolambo à Androtra (20 mai).

 

Étape longue, chaude et très monotone. Les grands plateaux dénudés succèdent aux grands plateaux dénudés, le terrain est pierreux et inculte.

Dans la solitude de ces immenses steppes arides et mortes, la colonne marche silencieuse, morne.

De temps à autre, un homme épuisé tombe, et son casque, ses effets blancs se confondent presque avec le blanc poussiéreux de la terre.

Heureusement, nous atteignons enfin la forêt, où nous retrouvons, avec joie, ombre, fraicheur et eau.

Ce matin, notre colonne est suivie par une multitude de guerriers sakalaves, armés jusqu'aux dents, et vêtus, pour ceux qui portent costume, des étoffes les plus voyantes. Ils sont sous les ordres de Bacca, qui — noblesse oblige — plie sous le poids des sagaies et des poignards. Il est vraiment comique, ce grand nègre, avec son accoutrement vert et rouge ; il jette une note drôle au milieu de nous tous ; il ressemble à un de ces perroquets multicolores qui s'envolent partout en poussant de grands cris, dans les fouillis de l'immense forêt qui nous abrite.

Il est 11 heures du matin. Nous sommes tout près d'Androtra, mais nous n'avançons que très péniblement, tant les fourrés deviennent impénétrables. En l'absence de tout chemin, nous sommes obligés d'employer le lit de la rivière, et le dernier kilomètre est franchi dans l'eau jusqu'à la ceinture, sous un tunnel de verdure, au milieu des oiseaux aquatiques et des grands caïmans, qui nous regardent passer, effrayés par tant de bruit.

Nous traversons vite Androtra, modeste village d'une dizaine de cases, et nous atteignons le grand plateau, où campe l'avant-garde du corps expéditionnaire. Je suis reçu à bras ouverts par mes camarades, et j'apprends avec plaisir que, demain, nous marchons sur Trabondjy, où un parti hova est signalé.

 

D'Androtra à Mangabé (21 mai).

 

Aujourd'hui, réveil à 3 heures du matin; il fait nuit noire. Ma section est en avant-garde de la colonne ; je marche donc en tête avec M. Bénévent, officier de renseignements, et un immense Sakalave, gigantesque nègre qui n'en finit plus.

Une figure bizarre et bien sympathique que celle de Bénévent ; ancien saint-cyrien, ancien officier, il a donné sa démission pour suivre une vocation plus active, plus aventureuse qui l'entraînait vers les colonies ; agent de la maison Suberbie, il vit en plein Boéni depuis sept ans, au milieu des populations sakalaves, le fusil au poing et constamment en alerte. Dès que l'expédition fut résolue, il vint mettre son épée et son expérience des choses malgaches au service de son pays, et tous ceux qui le connaissent sont unanimes à l'apprécier comme un homme de cœur, de discipline et de dévouement.

Le passage de la rivière d'Androtra s'effectue tant bien que mal ; mais, dès que nous arrivons en forêt, les difficultés commencent. Le sentier que nous suivons, bordé de béantes fondrières, est très étroit ; les hommes marchent les uns derrière les autres et sont obligés de se tenir par la main pour ne pas s'égarer. Malgré ces précautions, la nuit est si noire, le chemin si mauvais, qu'à chaque instant la colonne se rompt en plusieurs tronçons ; ce sont alors des cris, des appels, des jurons, qui se croisent sinistres dans la grande forêt, où les lueurs tremblotantes des falots errent comme autant de feux follets.

Bientôt, cependant, le ciel s'éclaircit, et la marche devient moins pénible ; nous avons quitté la forêt, le sentier court maintenant dans une grande plaine au milieu d'une brousse géante qui étouffe.

Le colonel Oudri et le capitaine Boé sont venus me rejoindre à l'avant-garde ; nous dissertons à perte de vue sur ce que sera la journée d'aujourd'hui ; nous opinons tous pour une rencontre, car les traces des Hovas deviennent nombreuses et paraissent récentes.

Maintenant, il fait grand jour. D'une petite hauteur où je suis arrivé, la colonne offre un aspect extrêmement curieux avec ses trois bataillons et sa batterie d'artillerie qui s'avancent à la file indienne, sur une profondeur considérable.

Toutes les sinuosités, les lacets du chemin sont indiqués par une ligne de casques blancs qui émergent et ondulent à travers la brousse comme les anneaux d'un long serpent, d'une tarasque gigantesque.

Nous ne restons pas longtemps en plaine ; voici déjà devant nous la forêt de Mangabé, avec son parterre rougeâtre bosselé et craquelé de fondrières. Nous avançons avec une extrême prudence, car les émissaires sakalaves prétendent que la forêt est occupée par l'ennemi. Nous arrivons cependant sans incident à la lisière du bois ; j'allais la franchir, lorsque je me trouve subitement en présence d'une dizaine de soldats malgaches, qui, à ma vue, fuient vers une petite hauteur dominant l'issue de la forêt à moins de cent mètres. Avec ma lorgnette, je contemple ce premier échantillon de l'armée de Ranavalo.

Pas grands, mais bien bâtis, les soldats que nous avons devant nous sont coiffés d'un immense chapeau de paille, vêtus d'une grande pièce d'étoffe blanche appelée lamba, armés d'un fusil pas trop extravagant quant aux formes ; en somme équipement passable, assez bonne tenue.

Ne sachant pas si la crête est occupée sérieusement, j'arrête ma section et la déploie à l'abri des derniers arbres en attendant les ordres.

Le général Metzinger arrive à la lisière, prescrit au capitaine Bulot de déployer toute sa compagnie et d'aller prendre position sur la hauteur.

Nous débouchons de la forêt en pleine brousse ; les Hovas disparaissent ; nous arrivons sur la colline, ils sont déjà loin ; ils courent à toutes jambes, au nombre d'une cinquantaine, au milieu des immenses rizières qui nous séparent de Trabondjy-Mahatambo.

« Feux de salve. — A huit cents mètres. Joue. Feu ! »

Un bruit terrible, répété mille fois par l'écho, emplit la vallée entière. La fuite des Hovas se change en course folle ils jettent tout : fusils, bagages, sacs de riz, pour courir plus vite. Et les salves continuent toujours, peu meurtrières, mais combien effrayantes si l'on en juge par les cabrioles, les sauts périlleux exécutés par les pantins blancs chaque fois que la rafale des balles arrive jusqu'à eux. A Mahatambo, la fusillade à donné l'éveil; le rowa, qui dressait sa masse verte pareille a une gigantesque termitière abandonnée, se couvre maintenant d'une multitude de points blancs qui sortent de partout, petits êtres bizarres qui courent affolés, paraissent, disparaissent. Et, pardessus la vallée, une rumeur, un bourdonnement de ruche vient jusqu'à nous. Mais, il est tard, il fait chaud, Trabondjy est encore loin. Ordre est donné de s'arrêter sur la grande colline brûlée et nue. Le convoi n'est pas arrivé : pas de vivres, pas d'abris. Je m'endors harassé sous le grand soleil de midi. Qui dort dine ! Il est 4 heures. Nous descendons dans la vallée ; en dépit des ponceaux installés par le génie, nous barbotons jusqu'au ventre dans le marécage des rizières. Il fait nuit lorsque nous atteignons une sorte d'îlot solide où le colonel Barre établit le campement. Tout autour de nous,un brouillard épais monte pénétrant et froid, un brouillard qui sent le marais et la fièvre. Il est tard : toujours pas de convoi ; nous mangeons un peu de riz abandonné parles Hovas et nous nous étendons sur la terre, légèrement boueuse, où la fatigue ne tarde pas à nous terrasser.

 

De Mangabé à Trabondjy (22 mai).

 

Ce matin, je me réveille moulu ; heureusement, l'étape ne sera pas longue : deux ou trois kilomètres à peine nous séparent de Trabondjy. Je ne sais si les Hovas ont l'intention de résister dans le rowa de Mahatombo ; cela me parait peu probable, la colonne n'ayant pas été inquiétée cette nuit ; je suis d'ailleurs à l'arrière-garde, peu m'importe. Les deux kilomètres qui nous séparent de Trabondjy sont extrêmement longs et pénibles à franchir. Le sentier, à peine tracé, grimpe le long des pentes abruptes et boisées, les mulets butent à chaque instant dans de vieux troncs d'arbres, tombent et sèment leur charge tout le long de la route. Il est 10 heures du matin lorsque nous arrivons sous le mamelon de Trabondjy-Mahatombo. La colonne est déjà installée au bivouac. Comme je le prévoyais, les Hovas ne nous ont pas opposé de résistance. Néanmoins, ils n'ont quitté la position qu'au moment de l'arrivée de nos troupes. Le bivouac de notre colonne, établi dans une grande plaine ensoleillée où quelque chétifs lataniers projettent seuls une ombre anémique, offre l'aspect le plus étrangement pittoresque qu'on puisse imaginer. Ici, c'est une pyramide noire et blanche, un énorme autodafé d'où émergent les petites queues tirebouchonnées et les museaux légèrement rosés de mille petits cochons de lait, seules victimes de cette mémorable journée;là, ce sont des monceaux d'oies, de poulets, de dindons, de canards, attachés les uns aux autres par des cordes de rafias et protestant, par les couains couains les plus énergiques, contre le sans-façon des Wasahas ; enfin, un peu partout dans la grande plaine, ce sont des groupes de trois, quatre hommes qui organisent des battues contre les égarés, les isolés, et de temps à autre des cris de triomphe retentissent annonçant le meurtre d'un nouveau cochon, la capture d'un autre poulet.

 

 

Après m'être restauré et réconforté par un excellent repas, je visite le rowa fortifié de Mahatombo. La position est très forte, et, certes, si l'ennemi avait-su l'utiliser, nous aurions pu avoir du mal à nous en emparer. Dans le rowa, les Malgaches ont abandonné de nombreux blessés ou malades. Ces pauvres hères font pitié ; les plaies les plus atroces rongent leur corps amaigris ; la gangrène, la lèpre se disputent ces squelettes encore vivants qui exhalent déjà une odeur de pourriture. Je fuis vite cette vision de mort. En regagnant le camp, je fais la rencontre des réjouissants guerriers de Bacca ; réjouissants toujours, mais combien changés cependant : la tête basse, dépouillés de tout leur arsenal de couteaux et de sagaies. Ils ont été désarmés par ordre supérieur pour tentative de meurtre et de pillage pouvant porter atteinte au bon renom de l'armée française. En outre, ils ont reçu l'ordre de regagner leurs pénates dans les plus brefs délais. Adieu rêves dorés, adieu fortunes entrevues par les belles nuits équatoriales, sous les manguiers géants de Marolambo ! En rentrant au camp, j'y remarque une agitation inaccoutumée ; j'en ai vite l'explication.

 

 

Le général Metzinger, sachant que les Ilovas n'ont sur nous qu'une demi-journée d'avance, a prescrit au bataillon de légion de constituer une compagnie montée avec tous les mulets disponibles du convoi, et de se lancer à la poursuite de l'ennemi. Cette compagnie, sous les ordres du capitaine Perrot, avec Burchard et Grégory comme lieutenants, va partir dans quelques instants. Rien de pittoresque comme ce départ. Les mulets, qui sentent qu'on exige d'eux un nouvel effort : montrent la plus mauvaise volonté. Ils s'arrêtent, ruent, refusent d'avancer, tandis que leurs malheureux cavaliers, pas très enthousiastes non plus de cette chevauchée nocturne, les injurient dans les langues les plus diverses. Tout disparaît enfin au milieu d'un gros nuage de poussière, le camp retrouve son calme. Maintenant la nuit tombe, une nuit très noire avec des milliers d'étoiles scintillantes.

 

Séjour à Trabondjy (du 23 au 26 mai.)

 

23 mai. — Aujourd'hui, 23 mai, nous déplaçons notre camp de quelques centaines de mètres, pour l'établir sur le mamelon de Trabondjy, à l'ombre des grands manguiers. De ce nouvel emplacement nous jouissons d'une vue superbe sur la plaine et sur les collines de Mangabé, qui émergent de la buée tremblotante que transpire une terre surchauffée.

Dans le courant de la journée, un certain nombre de mulets sans cavaliers et de cavaliers sans mulets rentrent au camp. Les hommes, éreintés, racontent qu'il y a eu pendant la nuit une panique générale parmi les animaux, panique ayant entraîné séparation de corps entre bon nombre de cavaliers et de montures. Ces dernières rentrent au bivouac très guillerettes ; quant aux légionnaires, ils sont bien un peu penauds, mais contents, quand même, de retrouver la tranquillité après une telle alerte.

24 mai. — Je viens de passer une nuit particulièrement mauvaise, grâce aux moustiques et aux fourmis rouges. Ces dernières surtout m'ont fait beaucoup souffrir. Lors que je me suis éveillé, ma tête et mes cheveux étaient rouges et mon corps était tout meurtri par le feu de ces milliers de piqûres. J'ai eu beaucoup de peine à me débarrasser de ces hôtes encombrants, et de la nuit je n'ai pu retrouver le sommeil. A Trabondjy, le calme est toujours très grand ; nous passons la journée à boire des citronnades et à manger des bananes frites, à l'ombre des grands manguiers. Cependant, vers 3 heures, en pleine sieste, nous avons été tirés de notre douce quiétude par une alerte d'incendie. La brousse avait pris feu en avant de notre bivouac, et, poussées par une brise légère, les flammes atteignaient déjà la première ligne de tentes lorsque l'alarme a été donnée. Tout le monde s'y est mis, et, à l'aide de branches d'arbres, le feu a été rapidement éteint. C'est une chance, car, dans les pays intertropicaux, les incendies de brousse sont généralement terribles ; le feu, alimenté par des herbes sèches et épaisses, fait souvent table rase sur plusieurs kilomètres, anéantissant tout sur son passage.

 

 

25 mai. — Ce soir, vers les 6 heures, la petite colonne du capitaine Perrot rentre au camp au milieu du vacarme le plus assourdissant et le plus pittoresque qu'on puisse rêver. Les mulets, heureux de sentir le paddi et l'orge, se livrent à une véritable débauche musicale, et, sans doute pour mieux prouver leur joie, font mille gambades qui amènent immédiatement les protestations indignées des volatiles de toute sorte ficelés sans façon sur leur dos. Pour compléter ce charivari indescriptible, quelques hommes battent avec rage sur des tambours de guerre abandonnés par l'ennemi, et là-bas les coolis zanzibars, réveillés de leur torpeur habituelle par tant de bruit, se mettent à danser une danse étrange, entremêlée de cris sauvages, sous la lumière d'une lune très blanche dans un ciel très noir.

26 mai. — C'est demain que nous quittons Trabondjy ; nous devons aller camper à Ambato, où les chasseur pied sont entrés sans encombre, hier matin.

Aujourd'hui, vers les 4 heures du soir, le 3e bataillon de tirailleurs est arrivé à Trabondjy. Cet infortuné bataillon, déjà fort éprouvé par la mission d'extrême avant garde qu'il a vaillamment remplie pendant les pluies du mois d'avril, vient d'être complètement désorganisé par un incendie de brousse.

Le feu a pris à son bivouac avec une violence extrême; les flammes ont tout détruit, tentes, bagages, fusils; elles ont même brûlé un certain nombre de mulets qui n'ont pu rompre leurs chaînes. Les hommes seuls ont eu le temps de se sauver dans le costume où ils étaient, c'est-à-dire presque nus.

On les a rhabillés avec les ressources locales.

Inutile de dire combien, sous ces accoutrements panachés, nos braves tirailleurs sont réjouissants et piteux tout à la fois.

Ce soir, au moment de dîner, notre cuisinier Pagnard, toujours à la maraude, nous a rapporté, dans son béret, une adorable nichée de petit canards ; il a l'intention de leur faire suivre nos pérégrinations, de les élever et de nous constituer ainsi une réserve vivante pour les jours de disette. Brave Pagnard !.

 

De Trabondjy à Ambato (27 mai).

 


Toute petite étape, aussi monotone qu'elle est petite : de la brousse jaune, toujours de la brousse jaune, çà et là quelques rizières bien vertes, le tout sous un ciel bleu, d'un bleu foncé, sans taches.

En arrivant aux environs d'Ambato, le pays se relève et se couvre d'une belle végétation. Le sentier que nous suivons, très ombragé, court pittoresquement à flanc de coteau, dominant le cours d'une Betsiboka éternellement rouge et sale. A notre gauche, nous laissons de nombreux ouvrages fortifiés que les Hovas ont abandonnés sans combat lors de l'arrivée des chasseurs à pied.

Nous traversons Ambato, grand village sakalava, très pittoresque avec ses nombreuses cases perdues dans le fouillis vert des bananiers et des lataniers, très animé par une foule de majestueux Sakalavas, de Comoriens bariolés, d'enfants des deux sexes, qui roulent, au milieu d'éclats de rire frais et jeunes, leur nudité gracieuse sur le sol blanc et poussiéreux.

Le camp est établi en dehors du village, sur les bord d'un ravin broussailleux, à l'ombre d'arbres énormes et très touffus.

 

Séjour à Ambato (du 27 mai au 2 juin)..


A Ambato, la vie est calme. On dort, on mange, on boit on se promène et l'on se rendort.

Le matin, de bonne heure, et le soir, après la sieste, il est de bon ton de se rendre au port d'Ambato. C'est une promenade charmante et pas banale. Pendant deux kilomètres, on traverse un pays tropical jusqu'à l'exagération, avec ses brousses énormes et touffues, d'où surgissent les bananiers verts et jaunes, les cannes à sucre, les goyaviers, les lataniers et les manguiers.

Toute cette végétation, sous une formidable poussée de sève, croit avec une rare vigueur dans ce terrain fait de végétaux pourris qui exhalent une âcre odeur de marais.

Quelquefois, enfouie parmi des fourrés, on a la rapide vision d'une hutte sakalave devant laquelle grouillent, au milieu des calebasses, des poules et des cochons, les inévitables marmots noirs aux grands yeux, aux tignasses crépues.

Tout à coup, le pays se découvre : c'est le confluent de la Betsiboka et du Kamoro. Les deux énormes rivières se rencontrent, se pénètrent dans un tourbillon d'écume que le chaud soleil colore des nuances de l'arc-en-ciel, parmi les scintillements blancs et aveuglants que reflète le reste de la masse d'eau. Sur le sâlots de sable qui émergent çà et là, de nombreux caïmans chauffent au soleil leurs écailles rugueuses.

On dirait, à les voir si immobiles, bien plutôt des souches charriées là par le courant que des êtres vivants.

Mais, lorsqu'on s'approche très près, leur masse visqueuse s'anime un peu, leur énorme tête de gigantesque lézard oscille doucement comme sous l'action d'un formidable effort et leur petit oeil gris s'allume méchant.

A part ces distractions toutes champêtres, Ambato possède aussi, pour nous sauver de l'ennui, une adorable petite reine, aussi indépendante, légère et folle qu'elle est mignonne. Et le diable est que la jeune Majesté possède une multitude de sœurs, de cousines, de demoiselles d'honneur, toutes indépendantes, légères et folles comme leur maîtresse. Comment résister à de si nombreux et gracieux attraits? Où puiser le courage de fuir ces bonnes nattes bien rembourrées, protégées par une épaisse moustiquaire sous laquelle le sommeil est si calme? Comment se refuser tant de confortable? Comment dédaigner les avances d'une reine, lorsque, pour tant de faveurs, elle se contente d'un remerciement et d'une piastre !

Il n'y a cependant sites champêtres dont on ne se lasse, moustiquaire dont on ne se fatigue : aussi accueillons-nous avec plaisir la nouvelle du départ. Demain, nous camperons à Ankifiati, puis à Marokat. — Amparinampoun, d'où nous marcherons à grandes enjambées sur la capitale du Boèni, Mévétanana.

 

D'Ambato à Ankifiati (2 juin).

 


Le 2 juin, à 5 heures du matin, la colonne se met en route. Arrivées au port d'Ambato, les compagnies forment les faisceaux, et le passage du Kamoro commence. Le temps est magnifique ; le soleil ne se montre pas encore, et une légère brise caresse agréablement le visage. Aussi les hommes sont de bonne humeur ; ils crient, ils s'interpellent d'une rive à l'autre ; ils accablent de lazzis d'honnêtes caïmans qui se laissent aller au courant comme autant de troncs morts, et cette joie débordante gagne tout le monde.

On est heureux de vivre ; les plus riantes pensées s'emparent de l'esprit ; on voit, dans un avenir prochain, les Hovas domptés, Madagascar conquis et moi, qui suis un brin philosophe, je me dis qu'une brise matinale est peu de chose, mais que le moral d'un homme est encore à la merci de ce rien.

Dans deux heures, quand le soleil sera brûlant, Tananarive aura disparu dans la buée d'une terre surchauffée et le soldat ne verra plus que le point d'eau.

Le passage achevé, le bataillon reprend sa marche. A droite, la Betsiboka mêle ses eaux jaunâtres aux eaux claires du Kamoro ; à gauche, la vue est masquée par une brousse géante au milieu de laquelle croissent de nombreuses cannes à sucre. Le sentier est très étroit, et les branches nous déchireraient le visage si on ne les écartait avec les mains.

Au troisième ou quatrième kilomètre nous atteignons la forêt des bananiers. Il est difficile de concevoir rien de plus grandiose que cette multitude d'arbres, qui croissent, sans souci d'alignement, de symétrie, là où la brousse n'a pas étouffé la pousse naissante, là où le vent apporté leur graine.

Les troncs s'élèvent droits, rigides, tandis que les feuilles, énormes, retombent avec souplesse ; les régimes tout jaunes font ployer l'extrémité des arbres, et çà et là une éclaircie mystérieuse nous montre la Betsiboka, dont les eaux reflètent la lumière et la chaleur du soleil dans la forêt fraîche et obscure.

Après avoir traversé la région des bananiers, nous atteignons, au milieu des joncs et des marais, le petit village d'Ankifiati. Quelques Sakalaves nous regardent curieusement passer, non sans pousser le cri qu'ils considèrent comme leur sauvegarde : « Sakalava!. Sakalava! »

Nous campons à deux ou trois kilomètres d'Ankifiati, dans un endroit fort ombragé qui doit être très malsain.

De nombreux marais nous entourent, et le feuillage épaisdes arbres qui nous abritent doit cacher légion de moustiques.

 

Séjour à Ankifiati (3 juin)..


Ma compagnie est maintenue pendant deux ou trois jours aux environs d'Ankifiati pour fournir l'escorte des convois à destination de Marokat. Je profite des loisirs forcés que me procure ce séjour pour aller à Ankifiati faire les achats de denrées nécessaires à notre popote et à la compagnie.

Je pars donc du camp vers 6 heures du matin, accompagné de deux légionnaires qui portent de grands sacs sur le dos et semblent tout décidés à se dégrouiller, suivant l'argot d'Afrique, pour ne pas rentrer les mains vides. Ce matin, le temps est idéalement frais ; il fait bon à marcher sous les grands arbres, parmi les mousses qui exhalent une bonne odeur de rosée. Ce bois que je traverse, avec sa flore presque européenne, cette température matinale presque tempérée, égare ma rêverie bien loin, bien loin des réalités. Pour un moment, bien court hélas ! la grande terre de mort, l'immense cimetière africain, devient un joyeux coin de France où, prodige d'imagination, il me semble entendre les éclats de rire d'une jeunesse folle.

Toujours suivant mon rêve, il me semble que la forêt se peuple de gracieux fantômes aux claires toilettes qui glissent nuageux au milieu des fourrés, dans un gazouillis d'oiseaux. Mais quel réveil, grand Dieu, quelle chute !

C'est Ankifiati avec ses grands nègres, ses disgracieuses négresses et ses innombrables négrillons.

Mon arrivée est le signal d'une déroute générale; les femmes se précipitent dans les cases, les enfants crient, les chiens hurlent, et les hommes quittent leur travail en me regardant d'un air inquiet ; je ne m'étais jamais cru si terrible.

 

 

Je pense qu'il est politique de profiter de l'effet produit, et je me dirige sans plus tarder sur un vieux moko autour duquel tous se sont respectueusement rangés. Pas beau le chef, vu de près surtout, avec sa petite tête de singe, crevée de vilains yeux clignotants et pleureurs, sa grosse perruque blanche, sa peau de vieux parchemin racorni et son air de brute qui ne veut pas comprendre.

Je tire cependant mon lexique franco-malgache et cherche à lui faire entendre qu'il me faut poules, riz, fruits, etc. ; je prononce sans doute très mal, car le drôle, rassuré, déjà irrévérencieux, rit aux éclats chaque fois qu'un mot sort de ma bouche. S'il faisait droit à mes demandes, il n'y aurait encore que demi-mal ; mais, tout en se moquant manifestement de moi, il répond à toutes mes questions toujours secoué par son rire agaçant : «Tzimich, tzimich». Il n'y a pas, il n'y a pas.

Pas convaincu du tout, et profondément énervé, je me décide à recourir aux grands moyens, et, sortant mon revolver de l'étui, je le braque sous le nez du vieil orangoutang, qui ne rit plus du tout et tremble comme une feuille devant l'instrument de mort. D'un air inquiet et navré, il regarde autour de lui, attendant sans doute l'intervention toute puissante de ses idoles de bois ; mais, pas plus que ses administrés qui se sont envolés dans une bousculade homérique, les dieux n'interviennent en sa faveur. Mes deux légionnaires, d'ailleurs, lui font comprendre, par une mimique expressive, qu'il faut s'exécuter, sinon pan !

Aussi, après quelques légères hésitations, il se résigne.

Nous voilà donc tous les quatre rentrés dans la grande forêt ; le vieux nègre marche devant, penaud, avec une mine de chien qu'on fouette ; je le suis revolver au poing, prêt à punir toute tentative d'évasion ; enfin, fermant la marche, mes deux légionnaires, qui ne cessent, avec leur bagout parisien, leur argot de barrière, d'invectiver le Sakalave qui ne comprend pas.

Bientôt, la forêt épaisse et touffue s'éclaircit et, parmi les feuillages, les brousses, on aperçoit les cases d'un village, et, dois-je en croire mes yeux, parmi les cases de ce village, des grands diables noirs, ressemblant d'une façon frappante à ceux d'Ankifiati, se démènent au milieu de bœufs, de poules, de victuailles de toute sorte qu'ils déménagent.

Cette fois-ci, c'en est trop : j'envoie dans le derrière du grimaçant moko un formidable coup de pied qui le laisse ahuri, et je me précipite avec mes deux soldats sur les déménageurs, qui disparaissent bientôt hélas ! dans les fourrés de la forêt.

En cherchant bien, je réunis cependant une dizaine de poules, autant de canards, deux ou trois couffins de bananes, un peu de manioc, quelques citrons, que j'ai la faiblesse de payer au vieux roué qui nous a joué de si cruelle façon.

Je comptais rester plusieurs jours à Ankifiati, les événements en décident autrement. Un grand convoi à destination de Marokat vient d'arriver; il repart demain, et mon peloton l'accompagne.

 

 

D'Ankifiati à Marokat (4 juin).


Le grand convoi que nous accompagnons se met en route de bonne heure, au milieu des grandes plaines herbeuses qui bordent la Betsiboka. Pendant longtemps, longtemps, le sentier à peine frayé que nous suivons court à travers le désert des brousses, empruntant de temps à autre les berges de la rivière, grandes étendues sablonneuses, arides et brûlantes.

A 9 h. 1/2 nous gravissons les premiers contreforts de l'Ankasaka. A partir de ce moment, l'aspect du pays change. Partout ce sont de grandes crêtes pierreuses et tristes, d'où parfois on a une vue superbe sur les mille collines bleues qui surgissent maintenant de toute part. Il est 11 heures. Le pays devient extraordinairement mouvementé et couvert, la marche est très pénible, les mulets n'avancent plus qu'avec une extrême lenteur.

Depuis longtemps déjà les hommes ont vidé leur bidon ; une soif ardente se fait sentir.

A midi nous traversons le lit d'un ruisselet où coule un filet d'eau saumâtre, verdâtre, puante, boueuse; malgré tous mes efforts, les hommes se précipitent et boivent à longs traits ce poison infect.

Il est 1 heure de l'après-midi lorsque nous atteignons le bivouac de Marokat, où les tirailleurs algériens, les chasseurs à pied et les légionnaires sont déjà depuis plusieurs jours.

Du plateau de Marokat on a une vue superbe sur la Betsiboka, qui coule large et tumultueuse, laissant au milieu de son tourbillon mille îlots sablonneux qui brillent et resplendissent, tout saupoudrés de mikat et d'or.

Après un bon et réconfortant déjeuner chez les chasseurs à pied, je fais la sieste dans un ravin, au milieu des brousses vierges, à l'ombre de hauts raflas, bercé par le chant des insectes.

A mon réveil, le colonel Oudri m'apprend que nous partons demain matin pour Amparinampoun.

 

De Marokat à Amparinampoun (hauteurs dénudées) (3 juin).

 


Ce matin, nous longeons encore presque constamment les sinuosités de la Betsiboka. La route que nous suivons traverse un pays capricieux jusqu'à la folie. Tantôt elle pénètre dans des bois à la flore superbe, tantôt elle court sur de grands plateaux nus, tristes, pierreux, parfois enfin elle se perd dans les sables de la Betsiboka au milieu du miroitement aveuglant du soleil, de l'or et du mikat.

Nous arrivons ainsi à Amparinampoun, joli village, véritable nid verdoyant, au-dessus duquel mille oiseaux de toutes tailles, de toutes couleurs font un vacarme charmant.

Puis c'est la plaine, la grande plaine nue, où quelques arbres rabougris se dressent lamentables, comme honteux de leur chétivité.

Nous marchons encore une demi heure, puis nous nous arrêtons pour camper au seuil d'une épaisse forêt qui descend jusqu'à la Betsiboka.

Dans la grande plaine, ou plus exactement sur l'immense plateau où nous bivouaquons, le général Duchesne a l'intention de concentrer l'avant-garde du corps expéditionnaire, pour forcer ensuite, avec tout son monde groupé, le gué delà Betsiboka et la position de Mevetanana.

 

Séjour aux hauteurs dénudées (du 3 au 6 juin).


Le séjour au camp des hauteurs dénudées n'est pas une sinécure. Tous les matins nous descendons dans la grande forêt avec des haches, des scies, des serpes, des cordes pour débiter du bois destiné à la construction d'un pont de chevalets sur la Betsiboka.

Dès 5 heures les immenses solitudes des impénétrables fourrés s'animent et s'éveillent dans un tumulte de cognées qui frappent, d'hommes qui crient, d'animaux effrayés qui s'enfuient. Au pied des grands arbres, les hommes, semblables à de minuscules fourmis blanches, se démènent, s'agitent comme impuissants devant de pareilles masses ; aussi quand le colosse, rongé à sa base, oscille et tombe, on reste interdit, stupéfait de la victoire de ces infiniment petits sur ce géant.

Hier soir, pendant le dîner, un incident comique est venu égayer la soirée. Nous étions au dessert, très absorbés par un vieux morceau de Hollande qui résistait héroïquement aux attaques répétées de notre mâchoire, lorsqu'un homme essoufflé, effaré, nous prévint qu'en avant du petit poste m 2 on entendait des bruits suspects. Je pars immédiatement avec quatre hommes dans la direction indiquée.

Nous traversons le petit poste, dont le chef est très ému, puis nous nous enfonçons dans les broussailles, dans la nuit.

Rien d'émotionnant comme cette patrouille en forêt, au milieu des ténèbres qui donnent aux objets les plus simples les formes les plus fantastiques ; rien de poignant comme cette pensée qu'il peut tout à coup surgir d'un buisson de vilains démons noirs ne demandant qu'une chose, vous envoyer le plus tôt possible ad patres.

J'en étais là de mes réflexions, lorsqu'une fanfare stridente, formidable, résonne, éveillant les échos de la forêt, déchirant lugubrement le grand silence nocturne. Nous nous arrêtons interdits. Est-ce la marche belliqueuse d'un tambour de guerre? Est-ce le bruit du canon ou la trompette du jugement dernier?. Non, c'est un honnête mulet en rupture de chaînes qui, tout heureux de retrouver des amis, gambade follement à travers les grands arbres.

Je ramène au camp la cause de tant d'agitations ; j'arrive à temps, car on parlait déjà d'attaques, de surprises, et il était question de doubler les postes.

Ce soir, vers les 10 heures, au moment où les moustiques font rage, un coup de feu retentit. Les hommes, qui pour la plupart ne dorment pas, sautent sur leurs fusils et se forment rapidement par sections, en avant de la ligne des tentes.

Nous étions depuis plus d'un quart d'heure l'arme au pied, énervés par l'attente, lorsque le sergent Rohrman me crie d'une voix inoubliable : « Mon lieutenant, c'est X. qui vient de se faire sauter le caisson. » Je me précipite avec le capitaine Bulot sur une masse inerte qui gît à quelques pas en avant de nous, et je contemple le spectacle le plus horrible qu'il soit possible de concevoir. Le malheureux désespéré s'est logé une balle dans la bouche, et, pour être plus certain de ne pas se manquer, il a empli d'eau le canon de son fusil. L'effet d'éclatement a été terrible : la tête n'existe pour ainsi dire plus, et, autour du cadavre décapité, des débris sanguinolents maculent toutes les pierres de leurs taches rouges. Je me retire très vivement impressionné et ma nuit s'achève dans un cauchemar effrayant, peuplé de terrifiantes visions. Le matin, de très bonne heure, nous enterrons le cadavre, plus hideux, si possible, à la grande lumière, avec son cou de cire frangé de rouge, ses mains de cire, sur lesquelles les taches de sang jettent leur buée éclatante.

Le séjour au camp des hauteurs dénudées s'éternise, monotone et pénible. Les corvées d'abatage dans la grande forêt sont achevées, mais mille travaux de toute sorte, plus durs, plus mortels les uns que les autres, entament petit à petit notre effectif. Les effets terriblement anémiants et déprimants du climat malgache commencent à se faire douloureusement sentir.

Aujourd'hui, 5 juin, à l'heure de la sieste, au moment où la nature assoupie semble lasse de tant de chaleur, une fusillade nourrie éclate simultanément vers le confluent de la Betsiboka et vers Amparahibé, où deux compagnies de légion ont été détachées hier. Un peloton de la compagnie de piquet, sous les ordres de Burchard, se dirige immédiatement vers le poste du confluent. Pendant une heure, deux heures peut-être, les détonations se succèdent, irrégulières du côté hova, sèches, brèves du côté français, puis tout s'apaise et les troupes rentrent au camp.

Cette première petite escarmouche est, en somme, de peu d'importance. Les premiers coups de feu ont été tirés par un poste hova dissimulé dans une tranchée, sur la rive gauche de la Betsiboka. Notre petit poste de tirailleurs placé sur la rive droite a riposté et se serait très bien tiré d'affaire sans l'intervention du piquet. Néanmoins, ces quelques coups de fusil ont un effet moral très heureux.

Dans le camp, on fait fête aux héros de la journée, deux braves tirailleurs blessés ; on acclame le piquet; on se jure de ne pas faire quartier à l'officier anglais qu'on a cru reconnaître parmi les tireurs ennemis, et l'enthousiasme devient débordant lorsqu'on apprend que, demain : la colonne force le passage du grand fleuve malgache.

 

Passage de la Betsiboka. Mourary (6 juin).

 

Le départ a lieu de bon matin. Nous quittons sans regret les hauteurs dénudées, et nous nous enfonçons dans la forêt bien connue qui descend jusqu'à la Betsiboka.

Nous traversons le petit ruisselet où, dernièrement, un cooli somali, accroupi pour boire, a été décapité par un caïman; puis nous cheminons à travers de grands arbres, dans lesquels des bandes de singes s'ébattent joyeusement en poussant de petits cris perçants.

Mais voici que les fourrés deviennent moins épais, les arbres moins colosses, la brousse vierge moins géante ; nous approchons de la rivière. Tout à coup, en effet, le terrain se découvre avec ses grandes étendues de sable, au milieu desquels coule la Betsiboka, rougeâtre et boueuse.

Sur notre rive, les berges de la Betsiboka sont absolument découvertes, sauf cependant sur la longueur de cent cinquante mètres environ, où elles sont protégées par un fort bouquet d'ajoncs, de roseaux, derrière lesquels le petit poste de tirailleurs attaqué hier s'est établi. Sur la rive opposée, au contraire, des arbres magnifiques et une végétation extraordinaire masquent d'un épais voile vert les mouvements et les positions des Hovas.

Au moment où nous débouchons de la forêt, la rive ennemie tout entière s'illumine et se couvre d'un épais rideau de fumée en même temps que des centaines de projectiles arrivent jusqu'à nous.

Nous prenons le pas gymnastique et arrivons, sans perdre un homme, sous la protection des ajoncs. Néanmoins, le général en chef, s'étant rendu compte par cet incident qu'on ne pourrait traverser le fleuve sans grosses pertes, nous donne l'ordre de rentrer en forêt. Le passage n'aura lieu
que ce soir, après une préparation sérieuse par l'artillerie.

Nous retraversons donc, toujours au pas gymnastique, les grandes étendues sablonneuses, poursuivis par les sifflements des balles et les clameurs des ennemis, qui chantent déjà victoire.

Après un frugal déjeuner et une courte sieste sous les hautes futaies, nous nous remettons en marche. Déjà les pièces de la 15e batterie et celles d'une canonnière qui coopère à l'attaque ont ouvert le feu sur la position ennemie, et, dans la grande forêt, les détonations répercutées, grandies par l'écho, déchirent l'air, font trembler les troncs colosses.

Lorsque nous débouchons de la lisière, un spectacle magnifique, grandiose s'offre à nous. Nos artilleurs, rangés comme à la parade, servent avec une superbe régularité leurs petites pièces de montagne, qui vomissent, dans un crachement de feu et de fumée, la mort et la destruction sur la rive ennemie.

A la jumelle, on voit très distinctement les effets de notre tir. Au milieu des grands arbres, les projectiles arrivent et éclatent, fauchant d'énormes branches, labourant les tranchées, incendiant les brousses.

Devant un tel déluge de feu, les Hovas n'ont pu tenir longtemps ; ils ont abandonné la partie, laissant, çà et là, des cadavres qui jettent leurs taches blanches sur les parterres herbeux, le long de la rivière.

Le feu cesse bientôt sur toute la ligne, et le passage de la Betsiboka commence; il est environ 2 heures.

Je ne crois pas qu'il soit possible d'endurer des souffrances plus fortes, des tourments plus horribles que ceux qui nous échurent en partage ce 6 juin 1895.

Une fournaise, un enfer que cette Betsiboka avec ses grandes plaines de sables brûlants et sa masse rouge, miroir géant, qui nous renvoie les feux d'un soleil de plomb. Harassés, anéantis, la peau brûlante, les lèvres sèches, nous nous traînons avec peine. Une soif ardente nous dévore; beaucoup d'hommes tombent raides, comme foudroyés.

Pendant ce temps le capitaine Aubé, et le lieutenant Bénévent cherchent à tâtons, en pleine rivière, à jalonner le gué.

A 4 heures, personne n'est encore passé. Le général, pour presser le mouvement, et peut-être aussi pour éviter un gué rendu dangereux par les caïmans, donne l'ordre à la canonnière de nous transporter sur la rive opposée. Il est à peu près 6 heures du soir lorsque nous abordons, la grosse chaleur est tombée, on respire un peu.

Mon bataillon, qui doit aller bivouaquer sur le piton, de Mourary pour protéger à l'est le campement de la colonne, reprend sa marche. Le bois que nous traversons, et que les Hovas occupaient encore il y a quelques heures, est littéralement haché par nos projectiles ; des arbres entiers sont couchés à terre, et le sol est par endroits crevé de trous béants. Chemin faisant, nous ramassons deux blessés ennemis plus malades de frayeur, certes, que des coups reçus.

Nous atteignons Mourary à la nuit tombante; nos bagages sont encore de l'autre côté de la Betsiboka, nous n'aurons donc, ce soir, pour lit, que la mousse verte du sol et, pour abri, que le feuillage des grands arbres.

A peine sommes-nous couchés qu'une multitude d'êtres gluants et rampants font irruption dans le camp. Parmi les feuilles sèches, parmi les broussailles, on entend les frôlements légers de leurs anneaux, et parfois, à la faveur de cette nuit si lumineuse, on aperçoit des scintillements argentés qui glissent sur le sol parmi les herbes et les pierres. Ce sont des serpents.

Pour ma part, je ne puis trouver le sommeil en pareille compagnie, et, assis sur une grosse pierre, je me mets à rêver mélancoliquement en regardant les étoiles, tandis que les hommes, armés de bâtons, poursuivent les intrus à travers les fourrés.

 

De Mourary à Miananarive (7 juin).

 


Ce matin, après une nuit horrible, nous nous remettons en route, fatigués, moulus, défaits, mais confiants toujours dans un avenir meilleur, dans un inconnu plus clément.

Jusqu'à Marolo, le sentier court à travers une brousse impénétrable, sous des arbres énormes. La colonne a infiniment de peine à avancer, et à chaque instant des solutions de continuité se produisent, menaçant de rompre le bataillon en plusieurs tronçons.

A la sortie de la forêt nous traversons Marololo, grand village sakalava, dont le nom signifie : là il y a beaucoup de papillons, et, de fait, je n'en ai jamais vu autant de mon existence et d'aussi beaux surtout, avec leurs grandes ailes rouges, bleues, tachetées qui les font rassembler à de petits oiseaux.

Marololo est un des points ayant le plus souffert du bombardement du 6 ; les grandes tranchées qui commandent l'Ikopa sont toutes crevées de trous béants, et par endroit nivelées parles projectiles comme par une charrue.

Dans l'une d'elles, un cadavre ennemi est encore étendu.

Le malheureux, frappé d'une balle en plein front, est tombé sur le dos. Il tient son fusil d'une main crispée, et sa figure noire, blême, a gardé une expression d'angoisse qui impressionne.

En sortant de Marololo, nous tournons à gauche et allons nous établir au bivouac, sous les grands arbres de Mourarive, sans nous apercevoir que le convoi, éloigné de quelques centaines de mètres, file droit vers le sud.

Le lieutenant X., commandant ce convoi, marcha longtemps, très étonné de ne pas trouver le bivouac ; au bout de quelques heures, il aperçut enfin des fumées nombreuses, il se crut au bout de ses peines : hélas ! c'était en plein camp hova, à Besatrana, qu'il arrivait. Il n'eut que le temps de faire demi-tour, trop heureux de rejoindre le soir le bivouac français, ayant profité de la plus singulière panique qu'une toute petite troupe peut jeter dans une armée ennemie.

 

 

De Mourarive à Berotsimanana (8 juin).

 


Nous marchons, aujourd'hui, sur les positions avancées de Mevetanana, établies à Andavakoka-Nossy-Fiel. Le gros de la colonne suit la grande route, si l'on peut dénommer ainsi la mauvaise piste herbeuse et broussailleuse qui se perd là-bas, à travers les grands arbres. Quant à mon bataillon, il prend un sentier secondaire situé plus à l'est, pour tourner la position ennemie. Dans les grandes plaines vertes et parsemées d'arbres par lesquelles nous cheminons, d'immenses troupeaux de bœufs abandonnés par les habitants errent tout désorientés, tout inquiets de voir ces quantités d'hommes blancs auxquels ils ne sont pas habitués.

Dans les villages que nous traversons, c'est le vide, c'est le-désert : pas tout à fait cependant, car, çà et là, des cadavres, maigres, décharnés, tout ulcérés de plaies affreuses, lamentables et innocentes victimes de la guerre, viennent jeter leur note triste parmi cette nature verdoyante et particulièrement vivante.

Vers les 10 heures, après un très court engagement, les Hovas, attaqués de front et débordés sur leur flanc droit, abandonnent la position de Nossy-Fiel, où toute la colonne se réunit pour la grand'halte. Dans cet insignifiant combat, l'ennemi a perdu quelques blessés, qu'il a, dans la précipitation du départ et contrairement à son habitude, abandonnés sur le terrain. Malgré les soins qui leur sont prodigués, deux d'entre eux meurent avant la reprise de la marche.

A 2 heures, la colonne se remet en route pour Beratsimanana, par la grosse chaleur, dans un terrain nu et pierreux qui contraste singulièrement avec les sites paradisiaques que nous venons de quitter. Vers 4 heures, après quelques pétarades insignifiantes, la colonne atteint Beratsimanana, où elle s'installe au bivouac.

 

 

Mon bataillon est d'avant-postes. A la place du repos pourtant si mérité, nous grimpons sur les mamelons de pierres qui dominent Beratsimanana, dans la fournaise d'un soleil que rien n'arrête.

Une nuit chaude, longue et triste que cette nuit d'avant postes ; lugubre, énervante comme les clameurs de ces chiens abandonnés qui pleurent dans la brousse après leurs maîtres partis.

 

 

Prise de Mevetanana (9 juin).

 


La colonne française, chasseurs à pied, artillerie, tirailleurs et légion, quitte Beratsimanana aux premières lueurs de l'aurore et s'engage dans une large vallée dominée, à droite et à gauche, par de hauts escarpements rocheux, dans les anfractuosités desquels des palmiers rafias ont grandi tortueux et chétifs.

Les chiens indigènes, qui n'ont cessé de pleurer toute la nuit, saluent notre départ par un redoublement de cris, et, dans la demi-clarté du jour naissant, leurs maigres silhouettes se détachent sur les hauteurs, fantastiques et lugubres.

Nous ne tardons pas à arriver au pied de l'énorme crête qui nous sépare du bassin de la Nandrojia. Elle domine la vallée que nous suivons, toute rouge, avec ses pentes ravinées, défoncées, crevées par les pluies, qui lui donnent une physionomie de paysage d'outre-terre.

En arrivant au sommet de la grande crête rouge, nous nous arrêtons un instant pour respirer et jouir aussi du très intéressant spectacle qui se déroule sous nos yeux.

Devant nous, à nos pieds, c'est une série de mamelons pierreux et dénudés, puis c'est la Nandrojia bleue coulant sur un fond vert d'arbres de toute sorte; puis là-bas, parmi les mamelonnements et le chaos des roches, c'est Mevetanana, formidable falaise rouge aux pentes abruptes, Mevetanana avec ses nombreuses cases, ses grands arbres, et ses innombrables défenseurs, dont la masse frange de blanc le sommet de la position.

Nous descendons dans la vallée de la Nandrojia, où la colonne tout entière se masse pour prendre ses dispositions d'attaque. Le général Metzinger, qui dirige l'opération, donne l'ordre au 2e bataillon de tirailleurs de tourner la falaise de Mevetanana par le sud, afin de couper à l'ennemi la route de Tananarive. Le 40e bataillon de chasseurs et les deux batteries d'artillerie doivent attaquer de front. Quant à mon bataillon, il a deux compagnies au convoi (1re et 2e) ; les autres (3e et 4e) sont en réserve.

Après un court arrêt nécessaire à la transmission de ces ordres, la marche est reprise. Nous traversons à gué la Nandrojia, large et claire rivière ombragée par de beaux arbres qui dissimulent en partie notre marche offensive, puis nous gravissons les pentes qui surplombent la vallée.

Déjà, sans doute, notre avant-garde est à bonne portée de Mevetanana, car le canon ennemi tonne sans interruption, et parfois ses obus, trop longs, viennent éclater non loin de nous, brisant les branches, soulevant des nuages de poussière rouge qui nous enveloppent, aveuglants.

Bientôt, nous atteignons la partie culminante des hauteurs, sorte de grand plateau où les chasseurs à pied sont déjà massés. Nos canons, eux aussi, sont là rangés ; ils ouvrent le feu sur la position ennemie au moment même où nous arrivons. Leur tir, remarquablement réglé, semble causer beaucoup d'agitation dans l'immense fourmilière dont nous ne sommes plus maintenant qu'à 1.800 mètres.

Les projectiles, percutants d'abord, fusants ensuite, tombent au milieu des masses blanches, jetant parmi elles la panique, le désordre et la mort. Néanmoins, les pièces ennemies sont toujours debout, et leurs obus, assez bien dirigés, arrivent jusqu'à nous ; l'un d'eux même éclate au milieu de notre batterie, éventrant un mulet, occasionnant une vive émotion parmi les camarades du défunt. C'est alors que la mélinite intervient.

Une terrible détonation déchire l'air, une énorme colonne de poussière s'élève au-dessus de Mevetanana, et la grande falaise tout entière semble osciller sous la violence du choc c'est l'obus de 4 calibres et demi qui vient d'éclater, et les coups se succèdent ensuite formidables ; les projectiles détonent déchirants enveloppant toute la position hova d'un épais voile de poussière et de fumée, à travers lequel les flammes des incendies jettent leur éclat sinistre.

C'est alors que le général Metzinger lance en avant le bataillon de chasseurs. Les braves petits vitriers se déploient rapidement et disparaissent bientôt dans le ravin tourmenté, chaotique qui nous sépare de la position.

L'ennemi, d'ailleurs, semble abandonner la partie, iL ne répond plus que très faiblement.

Une demi-heure, trois quarts d'heure se passent ; la fumée s'est lentement dissipée sur Mevetanana.

Nous avons beau. fouiller avec nos jumelles les ravineaux, les mamelons, pas un chasseur ne se montre à l'horizon, et cependant le drapeau hova, entouré de nombreux drapeaux anglais, flotte toujours, arrogant, sur la plus haute maison du rowa.

Le général Metzinger, énervé par la lenteur du 40e bataillon, avise alors mon capitaine et lui dit : « Capitaine, prenez votre compagnie et marchez droit sur la position ; faites au besoin poser les sacs de vos hommes pour aller plus vite. Allez ! » Et voilà comment ma compagnie, de réserve qu'elle était, passa en première ligne.


« Point de direction, le chemin du rowa », commande le capitaine Bulot et les quatre sections, à intervalle de déploiement, sans se déranger un seul instant de la direction indiquée, gravissent les mamelons, escaladent les rochers, dégringolent dans les ravins. L'allure est endiablée. Tant pis pour les traînards : on ne s'occupe pas d'eux.

Allez vite nous a-t-on dit, et, trop heureux d'être passés acteurs, nous allons vite.

Nous voici au bas de la falaise rougeâtre : encore un coup de collier, et nous y sommes. Nous grimpons avec les pieds, avec les mains ; la compagnie n'a plus de formation régulière, c'est une masse de deux cents hommes qui se rue sur le but.

Au-dessus de nous, les obus français passent en ronflant : qu'importe ! Le soleil de midi est brûlant, l'eau ruisselle à flot partout notre corps : qu'importe ! Nous allons toujours !

Mais nous y voici ; la charge sonne, nous entrons dans le rowa comme une trombe, baïonnette au canon. Hélas ! c'est pour voir les derniers groupes ennemis quitter la position dans une débandade folle.

En dépit de tous nos efforts, nous ne ramassons qu'une dizaine de prisonniers ; nous avons, il est vrai, le plaisir d'abattre les drapeaux anglais qui nous ont si longtemps nargués, et de souhaiter la bienvenue aux chasseurs à pied, qui n'en reviennent pas.

Quelques cochons, affolés par les détonations, par le clairon passent alors à notre portée. Nos hommes les lardent de coups de baïonnette au grand émoi des propriétaires, grands Malabars qui n'en finissent plus et qui sortent comme des diables de leur boite, invectivant nos troupiers dans le plus incompréhensible jargon. 

 

 

Nos hommes sont nerveux, ont la tête près du bonnet ce matin : griserie de poudre, emballement de la course sans doute. Les grands nez crochus ne tardent pas à s'en apercevoir : ils sont passés à tabac de la plus magistrale façon, et rien n'est comique alors comme leurs cris désespérés, leurs hurlements de frayeur ; rien n'est désopilant comme leur rentrée au terrier sous la trique des bons légionnaires, qui n'en peuvent plus frapper à force de rire.

Ceci est l'incident comique, voici maintenant l'incident tragique. Le colonel X., voyant de loin la bagarre, s'imagine que nos légionnaires massacrent tout, pillent tout.

Rapide comme une bourrasque, il bondit sur nous, prodiguant à nos pauvres troupiers, qui n'en peuvent mais, les plus délicates aménités que sa grosse émotion lui suggère.

« Mais, mon.. » essaye de dire le capitaine Bulot. — « Pas un mot ! Foutez moi le camp, et plus vite que ça ! »

Et voilà comment, après être entrée à Mevetanana clairon sonnant, baïonnette au canon, ma compagnie en sortit chassée par une grêle non pas de balles, mais d'épithètes malsonnantes et imméritées.

La tête basse, le coeur gonflé d'amertune, nous redescendons les pentes de la grande falaise rouge par le petit sentier qui nous a vus, il y a quelques instants, si pleins d'ardeur ; puis nous atteignons, sous un soleil brûlant, le bivouac du gros de la colonne, qui fait sa grand'halte à l'ombre de quelques bouquets de bois.

A 3 heures nous reprenons la marche sur Suberbieville.

Cette localité a été occupée ce matin par nos troupes, de la plus étrange façon. Le convoi, sous les ordres du capitaine d'état-major \V., s'étant égaré au milieu du dédale des pistes, contourna Mevetanana sans s'en apercevoir et déboucha en plein Suberbieville à sa plus grande stupéfaction et à celle aussi de quelques pillards ennemis qui déménageaient la localité et incendiaient les maisons. Sans hésiter, le convoi pénétra dans le village; l'escorte dispersa les groupes ennemis en quelques feux de salve, fusilla quelques incendiaires pris la torche à la main et s'installa au bivouac en attendant la colonne.


Nous partons donc pour Suberbieville en pleine chaleur encore; nous traversons Sakoabé, gros village où quelques indigènes nous regardent curieusementpasser, puis, après * une série de dégringolades et d'escalades dans un terrain rougeâtre, pierreux et sec, nous apercevons un groupe de petites maisons en fer avec balcon et véranda, des grands hangars en fer, des rails, une locomotive boîteuse : c'est Suberbieville, Suberbieville avec son aspect décousu, ses rues défoncées et son cachet européen, qui étonne au milieu de ces grandes plaines tristes, grandioses, que brûlent toujours un soleil de feu.

En pénétrant dans le village, le désenchantement est complet : les petites maisons de fer, qui de loin, produisaientencore un certain effet ne sont, de près, que d'odieuses masures ; les rues sont des cloaques sur lesquels pèse une indicible atmosphère de tristesse et d'ennui.

Nous nous installons au bivouac, à l'est du village, près de vieilles baraques dont les murs sont littéralement noirs de cafards. De temps à autre, un coup de feu isolé part aux avant-postes, et le profond silence renaît ensuite dans la grande nuit obscure où quelques feux lointains jettent leur tache d'or.

 

 

 

Séjour à Suberbieville (10 et 11 juin).

 


10 juin. — Je reçois l'ordre ce matin de monter à Mevetanana avec une corvée de légionnaires, afin de chasser et d'abattre les nombreux sangliers domestiques qui courent par la brousse depuis la canonnade d'hier. La viande de bœuf manque totalement, et l'on compte sur cette ressource pour alimenter les distributions d'aujourd'hui et de demain.

Je repars donc pour Mevetanana, je refais la pénible ascension du rowa; mais ce matin il fait frais, c'est un véritable plaisir.

En arrivant à Mevetanana, je rencontre le colonel X., très aimable aujourd'hui et semblant regretter sa sortie d'hier matin.

Cependant, mes légionnaires sont armés de formidables matraques, et la chasse commence; chasse pas banale et mouvementée, à travers les maisons, à travers les arbres, à travers les brousses, à travers les ravineaux. De tous côtés, les malheureux animaux, traqués, assommés, poussent des cris déchirants ; leurs troupeaux noirs, poursuivis par les bandes de soldats qui s'excitent au jeu, passent comme des trombes, renversant tout sur leur passage ; mais peu à peu ils se dispersent, s'égrènent, offrant aux bouchers des victoires plus faciles.

Certains épisodes de cette tuerie sont réellement émotionnants.

 

 

Des femelles auxquelles on arrache leurs petits se précipitent sur les agresseurs avec une énergie, un courage inouïs, et souvent les forcent à lâcher prise, Un vieux solitaire, traqué par trois hommes, en jette deux par terre et s'échappe sur les pentes de la falaise, etc., etc.

Cependant, vers 10 heures du matin, les cadavres s'amoncellent en tas énormes ; on arrête la chasse. Légionnaires, tirailleurs, chasseurs, chargent les victimes sur des claies, et cette procession d'un nouveau genre descend vers Suberbieville.

En rentrant au bivouac, après cette fatigante matinée, j'apprends que nous prenons ce soir les avant-postes.

A la nuit tombante, nous commençons notre service de protection. Sur le rocher où j'ai établi mon petit poste, le temps me paraît terriblement long ; j'ai une peine infinie à me tenir éveillé ; je me débats contre la fatigue, et ce serait en vain si les coups de feu tirés par des sentinelles trop nerveuses ne venaient de temps en temps me rappeler à la réalité de la situation.


11 juin. — Ce malin, lorsque l'aurore a blanchi l'horizon, je l'ai saluée d'un soupir de soulagement ; j'étais oppressé par cette longue nuit d'insomnie, par ces détonations qui résonnaient si lugubres dans le silence nocturne, par ces cris de : « Qui vive? », par cet inconnu noir qui m'entourait, m'étreignait, étouffait

En revenant de ma ronde matinale, je trouve à mon petit poste le capitaine Bulot qui m'apprend les plus déconcertantes et démoralisantes nouvelles. Contrairement à notre espoir d'aller toujours de l'avant, nous nous arrêtons, paraît-il, pendant un ou deux mois à Suberbieville, pour donner à l'intendance le temps d'y concentrer de très grands approvisionnements. Ces approvisionnements monteront par voie d'eau jusqu'à Marololo, puis prendront la voie de terre jusqu'à Suberbieville. Enfin, le bataillon de légion retourne demain à Anduvakoka-Nossy-Fiel pour améliorer et créer des passages aux convois.

Je passe le reste de la journée dans le marasme le plus complet, et, le soir, je m'endors la mort dans l'âme, en songeant au dénouement si éloigné de cette triste campagne.

 

 

LA ROUTE
De Nossy-Fiel à Sakoabé (du 12 au 29 juin).

 

 

La route que nous créons de toutes pièces du 12 au 29 juin part de Nossy-Fiel pour aller jusqu'à Sakoabé. Le premier tronçon, allant de Nossy-Fiel à Andavakoka, en contournant le lac du même nom, est particulièrement difficile à établir. Pour livrer passage à la piste, il faut abattre des arbres énormes et endiguer les nombreuses sources qui menacent à chaque instant d'inonder les travaux.

Les hommes, souvent dans l'eau jusqu'à la ceinture, mettent un cœur inouï à l'ouvrage, et le général de Torcy, chef d'état-major du corps expéditionnaire, ne peut s'empêcher, à son passage sur les chantiers, de témoigner au colonel Barre sa plus vive admiration pour les soldats exceptionnels qu'il commande. Exceptionnels est bien le mot, et qu'on me permette ici une digression tardive, mais bien due, en faveur du corps si réellement beau, si profondément militaire, auquel j'ai l'honneur d'appartenir.

La légion, troupe panachée, bigarrée, véritable tour de Babel, où l'on parle cent langues, est cependant une personnalité ayant son originalité propre, ses traditions. Français, Allemands, Italiens, Turcs, Américains, venus des quatre coins de l'univers, dépouillent en y arrivant leur défroque exotique.

Du jour de leur incorporation, ils ne sont plus ni Américains, ni Turcs, ni Russes, ni Allemands : ils sont légionnaires. Qu'on ne leur demande pas, par exemple, les sentiments qu'ils ne peuvent avoir, qu'on ne leur parle pas de France, de Patrie : pour presque tous ce seraient des mots vides de sens ; mais qu'on leur parle au nom de la légion, de cette grande et belle légion, de cette héroïque phalange qu'ils ont adoptée comme seconde patrie, alors on obtiendra d'eux amour, respect, discipline, dévouement.

Le légionnaire, comme tous les vieux soldats de carrière, ne déteste pas la dive bouteille, souvent même il en abuse ; mais peut-on sérieusement lui en faire un crime, à cet homme épave d'un monde souvent autre, à ce désabusé qui cherche dans l'inconscience l'oubli, dans l'ivresse un dérivatif à l'ennui?

En campagne, le légionnaire est soldat dans toute la force du terme. Ne laissant rien derrière lui, il ne craint rien, il n'a pas de regrets ; le combat c'est sa fête à lui, et, lorsqu'il tombe fauché dans la bataille, la balle qui le tue, souvent libératrice, abrège bien des souffrances morales, bien des tourments cachés.

L'histoire de la légion est intimement liée à celle de nos guerres coloniales. En Algérie, au Tonkin, au Dahomey, au Soudan, à Madagascar enfin, elle a, par son endurance, sa discipline, son héroïsme, forcé l'admiration de tous. En France, elle n'est pas assez connue ; elle mériterait cependant de l'être, si l'on considère que chaque légionnaire mort aux colonies — et Dieu seul sait s'il y en a ! — épargne une vie française.

Après Andavakoka, la confection de la route offre moins de difficultés, le terrain est à peu près plat ; les travaux avancent vite, sauf en quelques endroits où le sol, absolument marécageux, se défonce en dépit de tout.

Sous le rapport de la nourriture, nous sommes en ce moment très malheureux. L'administration ne nous fournit plus ni pain, ni vin, ni viande ; c'est un régime sévère, étant donné les fatigues considérables qui nous sont imposées. Au manque de viande, nous suppléons par la chasse. Tous les jours, quelques hommes de bonne volonté partent avec fusils et cartouches; ils parcourent les brousses, les bois, abattant de temps à autre un de ces bœufs demi-sauvages qui errent çà et là depuis l'exode des habitants.


En arrivant à Bératsimanana, nous apprenons la mort du colonel Gillon. C'est la première victime haut placée du climat malgache. Ce n'est malheureusement pas la seule : tous les jours nous recevons des avis de décès, la liste funèbre devient longue. Les travaux que nous exécutons ne sont d'ailleurs pas faits pour relever le moral et la santé des hommes ; rien n'est énervant, décourageant comme ces longues journées, ces interminables soirées passées dans la pourriture des marais, en pleine vase, sous un soleil terrible, entouré toujours du même paysage jaune et rocheux, toujours bercé par les cris plaintifs des chiens errants.

Tous les jours, il est vrai, le convoi sénégalais du lieutenant Bibault, avec sa note pittoresque, vient faire une diversion heureuse, dérider les fronts les plus sombres. Dès que les hommes aperçoivent, parmi le moutonnement des collines, les rouges chéchias et les accoutrements bariolés des conducteurs, ils abandonnent pelles, pioches, pour aller dire bonjour à leurs grands camarades noirs.

Toujours superbes, d'ailleurs, les braves géants sénégalais : superbes de santé, débordant de vie sous le soleil brûlant qui nous anémie ; superbes de gaieté, d'entrain, au milieu des grandes steppes brûlées et nues qui leur rappellent à eux les immenses horizons soudanais qu'ils ont laissés là-bas, bien loin.

Lorsqu'ils arrivent au milieu de nous, des colloques intéressants s'engagent entre eux et les légionnaires : « Bonjour, mal blanchi !. Va donc, pou ! » etc., etc. A quoi les bons Sénégalais répondent en riant dans un idiome bambara quelconque, des aménités du même genre sans doute.

Et cette fusée de gaieté, qui vient de rompre la monotonie de la longue journée, s'éteint, meurt, au milieu du grand nuage de poussière rouge que soulève le réjouissant convoi qui s'éloigne.

Aujourd'hui, 29 juin, nous sommes presque arrivés sous le piton de Sakoabé ; c'est l'heure chaude de la-journée, tout le monde dort dans le camp en attendant la reprise des travaux du soir.

Tout à coup, le bruit se répand, comme une traînée de poudre, que nos avant-postes sont attaqués, à Tsarasotra, par une force ennemie très supérieure en nombre. La nouvelle devient officielle, et un cavalier ne tarde pas à apporter au colonel Barre l'ordre de rallier immédiatement Suberbieville.

Nous abandonnons avec joie pelles et pioches; nous plions rapidement les tentes, heureux à la pensée de voir enfin ces insaisissables ennemis, ce Ramazombasaha leur chef, que les troupiers, dans leur blague parisienne, ont déjà surnommé Ramasse-ton-bazar ; les fiévreux eux-mêmes qui, quelques minutes avant, se traînaient à peine, sont maintenant debout, sac au dos, prêts à partir.

Nous partons donc. Il est 4 heures. Nous entrons à Suberbieville vers les 6 heures, anxieux de connaître les détails arrivés du théâtre de la lutte. On ne sait encore rien de très précis, sinon que le lieutenant Augey Dufresse est tué et que les tirailleurs tiennent toujours bon. On nous apprend également que le 2e bataillon de tirailleurs, le 40e de chasseurs sont partis pour Tsarasotra, que la légion reste à Suberbieville, sauf une compagnie, la mienne, qui doit aller à Behanana établir la liaison entre les troupes engagées et le quartier général.

 

 

De Suberbieville à Behanana (30 juin).

 

Ce matin, le pays que nous traversons pour atteindre Behanana est l'exagération même de ce que nous avons vu quelques kilomètres avant d'arriver à Suberbieville.

Si loin que la vue peut errer, aucun arbre ne vient rompre la tristesse des grandes pierres noires qui surplombent la route, la monotonie des immenses croupes jaunes qui moutonnent à l'infini vers le sud.

A la sortie d'un défilé rocheux, qui ne manque pas de grandeur, nous traversons le petit village de Besatrana, où quelques cadavres en putréfaction exhalent une odeur infecte, puis nous entrons en pays découvert.

Le combat doit continuer aux avant-postes, carde temps à autre le bruit du canon arrive jusqu'à nous.

Il est 11 heures du matin lorsque nous atteignons Behanana, tout petit village perché sur un mamelon ensoleillé et brûlant.

Un peloton de tirailleurs algériens occupe déjà le poste ; le lieutenant qui le commande nous donne quelques détails sur le combat de Tsarasotra :

« Il s'en est fallu de très peu, nous dit-il, que cette affaire ne fût pour nous un véritable désastre. »

Les Hovas, au nombre de plusieurs milliers,se massèrent, le 28 au soir, dans un des ravins qui bordent le plateau de Tsarasotra. Avec une discipline qu'il convient d'admirer sans réserve, cette masse d'hommes passa toute la nuit à 300 mètres de nos petits postes, sans éveiller un seul instant l'attention de ceux-ci.

Cependant, quelques coups de feu ayant été tirés par des isolés, le colonel Lentonnet envoya, au point du jour, une petite reconnaissance commandée par le lieutenant Augey-Dufresse. Cette reconnaissance avait à peine dépassé les petits postes qu'elle fut assaillie par l'armée ennemie tout entière.

Le brave Dufresse tombe un des premiers, frappé d'une balle au ventre. Sa petite troupe recule aussitôt, entraînant les petits postes dans son mouvement de retraite.

La 6e compagnie de tirailleurs algériens, qui occupait Tsarasotra, se déploie alors sur le mamelon, ainsi qu'un peloton de cavalerie et une section d'artillerie.

Cependant, les Hovas, disposés en deux colonnes, avancent contre notre position, les uns remontant les pentes sud, les autres les pentes ouest du plateau par la cote 320. Avec une bravoure à laquelle ils ne nous ont pas accoutumés, ils se cramponnent au terrain à moins de 150 mètres de nos lignes, perdant beaucoup des leurs, mais occasionnant par leur feu, dans notre petite troupe, des vides sensibles.

C'est alors que le colonel Lentonnet, jugeant avec raison ce statu quo meurtrier et dangereux, ordonne au lieutenant Racy et au capitaine Aubé de se lancer à la baïonnette sur les assaillants. Ces deux contre-attaques, véritablement héroïques, réussissent admirablement, et, lorsque les Hovas, revenus de leur stupeur, veulent reprendre l'offensive, ils se trouvent en présence de la 7e compagnie et d'un peloton de la 5e, venus en toute hâte de Behanana, au bruit du canon. L'arrivée de ces renforts et les pertes nombreuses qu'ils ont éprouvées décident les Hovas à se retirer sur le Béritsoka, où le général Metzinger, venu de Suberbieville avec les chasseurs, les attaque sans doute aujourd'hui.

Pendant ce combat de Tsarasotra, nos troupes, paraît-il, ont fait preuve d'un moral et d'un courage au-dessus de tout éloge; on cite des actes de bravoure vraiment extraordinaires, comme ce lieutenant indigène, par exemple, qui, pour se distraire, entre deux feux de salve, envoie sur la tête des assaillants une grêle de petits cailloux ; comme ce brave capitaine Aubé, qui, avec quelques malades et une maigre section, n'hésite pas à s'enfoncer en pleine masse ennemie.

Il se crée aussi autour du combat de véritables légendes : on prétend, par exemple, que les Hovas sont commandés non seulement par des Anglais mais encore par des renégats français. Un brave tirailleur, probablement très ému, prétend avoir entendu sortant des rangs ennemis cette exclamation poussée en excellent français: « Mais avancez donc, tas de cochons ! »

En résumé, combat brillant, qui aurait pu n'être qu'une désastreuse surprise si les Hovas, prononçant leur attaque quelques instants plus tard, étaient arrivés après le départ de la garnison pour les chantiers de la route.

Vers le soir, après une journée très chaude, nous apprenons par des troupes venues de Tsarasotra que les Hovas ont été délogés du Béritsoka.

Les tirailleurs et les chasseurs ont abordé la position ennemie sans tirer un coup de fusil, à la baïonnette ; un rapide corps à corps a eu lieu, pendant lequel le lieutenant Grass a tué, de sa main, un chef ennemi ; puis les Hovas ont tourné le dos, laissant sur le terrain leurs tentes, leurs drapeaux, leurs canons et leurs fusils. Notre artillerie, établie sur les hauteurs du Béritsoka, a fait un grand massacre parmi les fuyards, qui se pressaient en désordre dans la vallée de l'Andranokély, affolés par ces deux défaites successives.

Le résultatdu combat du Béritzoka est de nous faire rétrograder dans la direction de Suberbieville. Demain, en effet, nous campons à Besatrana, où nous reprendrons, hélas, les travaux de terrassements.

 

Entre Besatrana et Behanana (du 1er au 14 juillet).

 

1er juillet. — En arrivant à Besatrana, notre premier soin est de mettre le feu au village, afin de purifier l'air des miasmes cadavériques qu'il contient. Les cases, en bois très sec, brûlent comme des allumettes, avec une flamme bleue et une odeur de chair roussie qu'exhalent les corps carbonisés des habitants morts. Cette précaution sanitaire prise, nous nous établissons au bivouac le plus loin possible des ruines fumantes.

6 juillet. — Depuis mon arrivée à Besatrana, je suis immobilisé sur mon lit de camp par une douloureuse lymphangite ; on ne parle rien moins que de m'évacuer sur l'arrière, en dépit de mes protestations indignées. Et ce sont pourtant les moustiques qui m'ont conduit là : leurs piqûres venimeuses ont dégénéré en véritables plaies qui se sont mises à suppurer faute de soins. Je reste donc toute la journée étendu, contemplant le paysage noir et triste qui me domine de toutes parts. Ce paysage triste et noir, ce fouillis de roches ténébreuses, de quartz brillants et scintillants, c'est pourtant lepays de l'or, un pays immensément riche, s'il faut en croire les agents de M. Suberbie, un de ces pays qui donnent le vertige, comme la Californie et le Transvaal.

12 juillet. — Aujourd'hui, 12 juillet, à peu près guéri de ma lymphangite, je suis allé à Suberbieville régler, avec l'officier-payeur, certaines questions de comptabilité et d'habillement.

Suberbieville est toujours le village triste, morne qui m'a fait si mauvaise impression. Le séjour prolongé d'une agglomération de troupes ne lui a pas rendu la gaieté, loin de là. Dans les ruelles infectes où je chemine, je rencontre à chaque pas de misérables conducteurs kabyles, minables, efflanqués, semblables à des ombres, à des fantômes ; je croise d'interminables convois de civières, de brancards, lugubres défilés où porteurs et portés paraissent aussi malades les uns que les autres, et je salue à chaque instant des enterrements qui s'en vont lentement vers les cimetières, dont les croix de bois blanc entourent le village d'une ceinture macabre.

Dès que mes affaires sont terminées,' je remonte vite à cheval, et je fuis au grand trot Suberbieville, charnier d'où monte une odeur forte de pourriture, qui me poursuit longtemps à travers le désert des grandes roches noires.

 

 

Un peu avant d'atteindre notre camp, je rencontre mon capitaine, que l'on évacue sur l'hôpital de Suberbieville.

 

 

Malade depuis quelques jours, son état s'est subitement aggravé, au point d'inspirer à son entourage des craintes sérieuses. Je lui souhaite prompte guérison, mais il me reconnaît à peine. Le conducteur kabyle, d'ailleurs, peu soucieux de s'arrêter ainsi en plein soleil, a déjà entraîné sa bête, et le triste cortège s'éloigne, dans un bruit de cantines mal amarrées, vers la grande nécropole malgache.

 

La Fête nationale au camp de Behanana (14 juillet).

 

Aujourd'hui, Fête nationale, repos.

Les travaux de la route nous ont conduits sous Behanana, auprès d'un petit ruisselet qui, par exception, est ombragé d'assez beaux arbres; c'est là que nous allons fêter le 14 juillet.

Jusqu'après la grosse chaleur, le camp garde sa physionomie habituelle ; mais, vers les 4 heures, il se réveille et s'anime. La commission des jeux, capitaine Devaux président, Dufoulon et moi membres, a fait merveille avec les modestes ressources qui lui étaient allouées. De tous côtés,. les mâts, surmontés de drapeaux tricolores, s'élèvent gaiement, jetant dans ce cadre exotique une note bien française, qui rappelle la patrie.

Mais voici les jeux qui commencent, jeu du sabre, du baquet; puis les courses: courses en sac, courses sur un pied, courses de vélocité, etc. Toutes ces distractions" ont, parmi ces grands insouciants que sont les légionnaires, un énorme succès. Jusqu'au soir, le camp résonne : de joyeux éclats de rire, qui contrastent singulièrement avec les râles d'agonie qu'on entend çà et là sous quelques tentes.

 


A 6 heures, le colonel Barre procède à la distribution des récompenses: deux boîtes de lait concentré, une bouteille de Champagne, quelques paquets de tabac et un canard, un des fameux petits canetons de Trabondjy, qui sont devenus de vrais canards, bien en chair, superbes.

Après dîner, la fête continue. Le camp, éclairépar mille torches, offre un aspect très pittoresque. Jusqu'à 11 heures, les hommes dansent entre eux, aux sons d'un vieil accordéon qu'un légionnaire italien ne quitte pas plus que son ombre ; puis, lorsqu'ils sont las de danser, ils chantent des chants gais, des chants tristes, en français, en allemand, en italien, et enfin, quand la retraite sonne, ils entonnent la Marseillaise Jamais notre chant national ne m'avait paru si beau que ce 14 juillet 1895, dans ce petit coin perdu de la grande île malgache, Je compris, ce soir-là, que la chanson de Rouget de Lisle, électrisant les masses, avait pu changer en victoires des combats incertains. Je connus, pour un moment, la force de ce puissant levier de manœuvre des généraux républicains.

Pévisions d'activités

Dernières Infos